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Un avion chinois dans mon potager : l’actualité imaginaire

jeudi 27 mars 2014, par Grosse Fatigue

Il était tôt dans mon potager l’autre matin. La température estivale des jours précédents m’avait induit en erreur. C’était encore mars et la rosée de ce matin le prouvait très bien. Le printemps s’annonce toujours au goutte à goutte, le réchauffement climatique est avant tout une grosse statistique dans de gros ordinateurs.
Je pensais à cela en regardant les radis lever quand un Chinois s’est adressé à moi. Il m’a demandé ce que je pensais de tout cela. Il est étrange qu’un Chinois parcourt mon potager un portable à la main. Il était encore plus bizarre que plusieurs dizaines de Chinois et d’autres inconnus semblent réfugiés dans mon potager, alors qu’un avion de ligne était posé chez mon voisin. J’ai tout de suite fait le lien avec l’actualité. Ainsi donc, ils avaient atterri ici, par inadvertance, rien d’étonnant : trou dans l’espace-temps, concept années soixante-dix assez classique, du moins pour un homme de mon âge. Je ne m’en offusquais pas.

- « Il n’y a pas de réseau ici monsieur ?
J’hésitais à répondre. Je savais bien que ce Chinois n’était qu’une vue de l’esprit, à cause de notre obsession de l’actualité, fût-elle à l’autre bout du monde…
- Je crains bien que non !
- Vous êtes bien mal équipés dans ce pays ! D’ailleurs, de quel pays s’agit-il ?
- De la Normandie monsieur.
- Ah, celle du Débarquement ?
- Entre autres choses. Le vôtre apparemment.
- Que faisons-nous donc en Normandie ? Nous partions pour Pékin !
- C’est que vous traînez maintenant dans nos esprits. Nous n’aurons de repos, dans le monde entier, qu’à la découverte des boîtes noires….
- Hum. Vous nous annoncez donc une mauvaise nouvelle…
- Je le crains monsieur : vous et ces gens assis dans l’herbe, vous êtes bel et bien morts. Je ne peux que me permettre, dans mon cerveau malade et connecté en permanence par ces centraux made in China, que de vous saluer une dernière fois. L’avion bleu de mer dans le jardin de mon voisin n’est qu’un rapprochement de l’actualité. Il gît au fond d’une mer où l’on rugit paraît-il, et où personne n’ose vraiment plonger. Ce n’est qu’au prix d’un grand plongeon à la Cousteau que vous parviendrez à partir.
- Nous avez-vous réellement repérés ?
- Je n’en sais rien. Votre longue disparition a recréé cette magie de l’imaginaire en proie au doute. Toutes les hypothèses sont possibles. J’ai moi-même pensé à un quelconque kidnapping par des aliens ou par Tom Cruise, allez savoir, de nos jours.
- Quelle tristesse. Je n’aurais pas pensé occuper l’esprit d’un Occidental en disparaissant !
- C’est effectivement fortuit. Vous nous occupiez jusqu’à ce jour comme abstraction complète, délocalisation, usines… Mais aujourd’hui, ce qui nous peine est avant tout dans le mystère. Des débris invisibles, des satellites que l’on se presse de dire « français »…
- Vous m’en direz tant. L’actualité a de ces lubies… Et votre pays, qu’en est-il ?
- Eh bien, nous naviguons de municipales à Boeing™ disparu. Tout est immédiat. Tout se croise.
- Quand partirons-nous ?
- Vous serez chassés dès lors que nous saurons les circonstances. L’important est dans les circonstances. Il paraît qu’elles sont utiles pour les deuils. Pas de preuve de circonstance, pas de preuve : du fantasme et de l’imaginaire.
- Ces deux derniers sont bien envahissants !
- Oui, c’est l’enthousiasme. Il y a si peu de mystères aujourd’hui. Aujourd’hui, nous pesons les morts avec des outils statistiques. Mais vous, rien, de l’air.
- C’est finalement une belle mort que d’être à l’esprit des autres, une sorte de globalisation de l’angoisse ?
- Pour ainsi dire. Un hommage aussi. Comme des soldats inconnus…
- Des soldats sans guerre.
- Voilà. »

Des enfants grimpaient dans l’arbre où j’ai aménagé une cabane. D’autres regardaient le ciel comme on attend la providence. Des étrangers à la Chine se plaignaient des secours et du temps perdu, d’autres lisaient Proust en silence. L’actualité était pénétrante. Ils resteront là jusqu’à ce que les boîtes noires les innocentent à jamais. Les deux pilotes me regardaient une bière à la main en riant.

Un autre siècle, autrefois, je n’en aurais jamais rien su.