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Comment rater ses enfants

mercredi 12 mars 2014, par Grosse Fatigue

Je me demande souvent si j’ai raté mes enfants. Ils sont gâtés comme le sont certaines dents, les miennes quand j’étais enfant, parce que ma mère croyait aux vertus de l’eau sucrée : elle avait connu la guerre.

Je regarde mes enfants jusqu’à leur onze ans. Et là, c’est fini. On lâche prise parce qu’il n’y a rien à faire. En sixième, les voilà rêvant d’hypermarchés et leurs idoles en tête de gondoles. Venise est encore loin. Les voilà si pressés d’en finir avec l’enfance, les Legos™ et les Playmobil™, et l’arbre dans lequel on grimpe. D’autres enfants remplacent les parents : c’est autorisé. J’essaye de me souvenir des modèles de ma classe de 6ème G en 1977. Je n’en vois aucun. Aujourd’hui, la première grande gueule avec une PS3 fera l’affaire si son père roule en 4X4 sans comprendre qu’il y a du mal à ça. J’ai longtemps détesté les autres avant de comprendre qu’il valait mieux prendre le mal à la racine et détester leurs parents. Ceux d’aujourd’hui n’ont pas la patience de voir les enfants grandir. Ils sont si pressés d’en finir avec l’enfance qu’ils leur promettent déjà l’avenir à la maternelle, article en solde permanent. Ils me disent "Vous y viendrez" (Voir page 101 de mon opus) : . Tant qu’ils me vouvoient et maintiennent cette distance salvatrice, je me sens moins concerné. Je ne pourrais pas vivre au Québec, et pas seulement à cause du froid.

On peut rater ses enfants comme on rate le train. Prendre un mauvais départ, car le temps se gâte. Ici, le temps est celui qui passe, comme le train. Tout va trop vite ma pauvre dame, c’est bien connu. Je regarde ma fille, dans son corps de presque femme et sa tête de petite gamine à l’intérieur. Le contraste est si saisissant, je la prends parfois pour sa mère, la voilà qui part elle aussi. Je ne crois pas me souvenir d’avoir remarqué le même sentiment chez mes propres parents. Ils étaient, quant à eux, bien plus pressés que je ne le suis de nous voir tous partir. Pourquoi donc aller en seconde alors que tu peux apprendre un vrai métier ? Si je les avais écoutés, j’aurais des cales aux mains, un vrai métier, pas le temps de me lamenter et de me prendre pour un artiste.

J’essaye de retenir les mômes en leur faisant écouter des vieux trucs ou du jazz. Ou Barbara. Un ensemble de vaccins contre le hip-hop et la chanson française contemporaine. Et les voilà tous ensemble à chanter Formidable, rien que pour m’emmerder. La Belgique conserve une certaine dimension tragique. Mon père ne m’a pas obligé à Tino Rossi : il n’aimait pas particulièrement la musique. Ou alors Lily Marlene ? Je vais essayer de leur apprendre Lily Marlene. Je sais bien que ça n’est plus la guerre, mais tout se prépare.

Il faut anticiper.

Du Blues sur un vinyle.