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Bon à jeter
lundi 3 mars 2014, par
La pourriture de saison me rappelle comme en souvenir le tas de bois de mon père. Aujourd’hui, je profite du mauvais temps sempiternel pour faire le tri dans les chaussures des enfants, les cartons, les jouets, les livres, les cahiers. Mon père m’a appris à ne rien jeter. Né en 1918, tout avait une valeur à ses yeux.
Il faut que j’arrête de conserver les choses inutiles, dépassées, obsolètes. Elles m’encombrent et alourdissent inutilement ma mémoire. On m’a dit d’aller de l’avant, j’essaye. Il pleut.
Je vide le grenier. Les chaussures des enfants sont soumises à une arithmétique simple. On conserve selon le genre les chaussures que les deux plus petits pourront encore mettre. Il faut acheter des chaussures neuves aux plus grands qui changent de pointure tous les six mois en attendant l’âge adulte où, à coup sûr, ils feront de même, y compris si la croissance a bel et bien disparu. Comme une habitude. Le flot incessant de nouveauté leur fait comme une irrigation normale.
J’essaye de faire le tri dans les vêtements. Mais les jouets me prennent d’assaut, à la manière d’un Toy-Story™ révolutionnaire. Aucun d’eux ne mérite Emmaüs, pas plus que les vieilles photos mal encadrées de ma jeunesse. Il faut pourtant se résoudre à faire place nette en attendant que l’on fasse de même à Kiev, qui me rappelle soudainement que personne n’a voulu mourir pour Dantzig, alors pour Kiev....
Entretemps je vais chercher du pain sous la pluie. Un type à l’entrée est affalé au sol, ne profitant même pas du banc que la boulangère a laissé là des fois que les gens voudraient humer l’eau qui tombe. Je ne vois pas le visage de l’homo-sapiens perdu sous son accoutrement. J’imagine qu’un autre que moi-même l’a jeté de quelque part à la manière des jouets des enfants des greniers au printemps. Le bonhomme semble obsolète, silencieux, paquetages et gilets mais sauvetage incertain : ni le voyage ni la destination ne semblent trouver preneur. Je lui offre par pitié un pain aux lardons et un pain viennois car c’est nourrissant, je sais bien ce qui lui arrive. J’espère qu’il appréciera les lardons et qu’aucune religion ne viendra interférer ni avec le don ni avec la faim. Je considère que le geste est minuscule tout autant que les religions. Qui est donc celui qui a décidé, de loin en loin, qu’il était, lui aussi, "bon à jeter" ?
En rentrant, je dépasse une Renault 21 diesel moteur allumé sur le trottoir dont le propriétaire gratte frénétiquement des jeux du même nom, en imaginant pouvoir être autre chose qu’un vieux lui-même dans un autre monde. Son moteur tourne avec ce bruit caractéristique du diesel qui donne le cancer aux petits enfants.
Je retourne au grenier en faisant chauffer les haricots surgelés. Un rayon de soleil passe dans le jardin trempé. Les jouets sont là, indécis. Il faut garder les Lego™ coûte que coûte car je m’en sers moi-même quand je ne sais plus de quoi me servir. Pour le reste, il faut tout jeter, jeter en pâture, jeter aux autres, aux nécessiteux : la seule abondance désormais, ce sont les nécessiteux.
Je repense à mon père et à ses poutres en chêne au fond du jardin. Il avait fondé l’espoir d’en faire l’ossature ou la décoration je ne sais plus, d’une maison future, la maison finale, celle de lui-même enfin propriétaire. Petit, je les avais vues couvertes d’un plastique transparent et épais, puis j’avais vu celui-ci cloquer au soleil et disparaître. Les poutres ont fini par pourrir tout autant que le ventre de mon père abreuvé de Gitanes-maïs dont on faisait les hommes avant-guerre, surtout les péquenauds. En quittant la maison qui ne fût jamais à lui, il restait un tas de bois vermoulu dont on ne ferait jamais rien, si ce n’est un souvenir partagé.