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Le cours des choses

vendredi 14 février 2014, par Grosse Fatigue

Comme j’en avais plus que marre je suis parti en vélo plein sud, pour confronter le vent et refaire le plein. Il faisait très chaud pour février, mais plus personne ne s’étonne, y’a plus de saison ma pauvre dame. J’ai vu un adolescent farouche assis sur les deux marches d’une vieille maison exprimer sa colère l’œil torve, crachant par terre. Il m’a regardé par en-dessous, comme l’autre soir un gamin encore plus jeune m’avait regardé d’en-haut, me signalant qu’il aimait brûler ses douze ans en fumant des pétards dans la rue, derrière le collège : il m’a pris pour un adulte, pauvre naïf. Il ne savait pas que je savais tout, qu’il correspond à un profil que j’ai côtoyé, noté dans mon carnet intime, et je sais déjà ce qu’il deviendra à moins de découvrir Jimmy Hendrix et d’essayer de lui ressembler. Mais pour la guitare, j’ai peur que ce soit un peu tard.
On n’est pas au Brésil. On automatise.

J’étais sur mon vélo plein sud des idées plein la tête tout allait bien malgré les rafales et les camions. Sur mon vélo plein sud, je ne sens rien. J’aurais bien poussé jusqu’à Tataouine mais pas plus loin puisque le désert est maintenant si plein de serpents humains que le symbole du sud devient trop tranchant à mon goût. J’ai entendu à la radio que des adolescents des banlieues partent vers la Turquie pour y combattre les gentils, tant ils sont gonflés par le venin de la haine que le vent du sud souffle jusqu’ici. Passer du Fordisme disparu à l’Islam conquérant, ça n’est pas une vie.

Une rafale me retient et puis les côtes aussi. La danseuse, j’aime la danseuse comme on aime les vraies danseuses bien que je n’apprécie guère la danse et bien plus la musique. J’ai connu des danseuses qui n’avaient que la danse comme ces cavalières qui n’ont que les chevaux. Un vide aussi vide que le début du désert à Tataouine, que je vois là-bas, debout sur les pédales en approchant du haut de la côte, car je sais que cela existe encore, malgré les détritus plastique dans les cailloux du Sahara.

Dans la campagne d’ici, des cours d’eau qui avaient disparu depuis bien longtemps ont resurgi en cascades dans leurs anciens lits. Le cours des choses. Il fallait bien que cela arrive un jour. Nous sommes peut-être entrés dans une période pluvieuse pour dix-mille ans. Je suis certain qu’il y en a eu des milliers puisque ces petites vallées existent et que l’eau d’autrefois, la même qu’aujourd’hui, les a creusées. Les vallées dites "sèches" renaissent. Les ruisseaux jaillissent même sous les zones pavillonnaires en sources bouillonnantes, afin de donner à la classe moyenne non pas tant le sens de la nature mais celui de la modestie. Le vent les emportera. Et si non : la pluie. Les ruisseaux sont de boue, je n’arrive plus à me concentrer sur mon dérailleur. J’espère des pêches miraculeuses dans le moindre ru, et même dans les fossés pour le printemps. Des poissons rouges ou des poissons-chat, ou même des perches arc-en-ciel, made in USA.

J’ai fini par tourner à droite pour repartir vers le nord puis l’ouest. Le vent me tenait ferme et guilleret. Les champs détrempés cuvaient leurs pesticides et j’essayais d’apercevoir quelque part des insectes, une mouche, un moustique, une puce au pire. Rien. Les cadavres de la mégafaune européenne écrabouillés par les alcooliques du samedi soir, bien sûr : il y en a plein les fossés. Mais les insectes ? Plus rien. Je sais pourtant là aussi - du moins ai-je l’espoir - que la pourriture et l’humidité, la chaleur, l’Afrique tropicale qui monte en nuages lourds viendra nourrir les larves dans les sous-bois rincés. J’espère une épidémie pour les cons, pour les cons seulement, mais c’est déjà beaucoup beaucoup de morts pour lutter contre le manque de logements sociaux.

Au retour je repasse par la rivière qui n’est pas celle de mon enfance, mais qui reste une rivière magique, comme un pléonasme, bien que je ne pêche plus depuis longtemps. Je sais qu’on y trouve des épinoches, ce poisson mystérieux et distant, préhistorique et toujours là, un poisson qui nous a précédés. J’espère qu’elle va déborder pour de bon, car je suis un enfant à nouveau, j’espère que l’on prendra des barques et que l’eau marquera à nouveau les murs comme les crues mythiques de la Loire, celles que l’on attend tous les cent ans. Je sais que les gens n’aimeront pas que leurs canapés en contreplaqué prennent l’eau. Mais ça n’est pas grave. L’eau leur fera comme des histoires à raconter, comme une mythologie.