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Et pourtant ils existent : chômeurs.

vendredi 17 janvier 2014, par Grosse Fatigue

J’ai les doigts gelés à taper cela dans les toilettes c’est comme une urgence il faut que ça sorte je ne m’en apercevais pas avant c’était comme quelque chose de lointain, tant d’un point de vue géographique qu’au niveau de mes souvenirs. Je n’ai quasiment pas été chômeur.

Le vieux chauve qui gérait la librairie m’avait fait confiance pour suivre les retours des invendus noter les noms les références et la quantité. De fil en aiguille j’avais fini vendeur en attendant d’avoir de l’ambition. En sortant de Nanterre, Paris X tout un programme, j’ai raté les allocations de recherche auxquelles je ne comprenais rien, j’étais sans le sou sans rien, la vraie vie adulte commençait. Des copains me refilaient des plans sur Paname, car c’est son nom à cet âge-là. Paname. Disparue comme la compagnie transatlantique. Je logeais rue Bichat chez un copain qui logeait chez sa copine, c’était si bien.

L’ANPE™ - un sigle comme le Concorde™ ou l’Aérotrain™ - m’avait ouvert ses portes bariolées oranges ou jaunes je ne sais plus, je confonds avec la Poste peut-être. Juste un après-midi de cafard total où ma jeunesse s’était écroulée comme un soufflet inutile dans un four soudainement glacé. Faire sociologie, c’était finir ici, au chômage.
Ma vie ressemblait soudainement à celle que je ressentais chaque été en attendant de trouver un job : rien. Les gentils fonctionnaires de gauche aidaient leurs propres gamins à les remplacer dans les entreprises publiques et les braves gens de droite partaient en vacances pour que leurs propres mômes se reposent de la difficulté de faire prépa. Les enfants de profs ne faisaient rien. Tout était bien.
Et puis un ami m’a dit viens à Paris, j’ai quelque chose pour toi, en attendant que tu trouves ta voix, je dis bien : voix. Ce n’est toujours pas chose faite mais j’ai comblé depuis.
L’ennui au travail remplacerait alors l’ennui de l’horizon.
Depuis, je sais bien qu’ils existent. Ils sont très abstraits, ils vivent dans des courbes et des chiffres, des images des reportages. Ils appartiennent à des catégories. Des jeunes ou des plus de quarante-cinq ans. Des ouvriers vaguement en colère, des cadres sans illusion. Des gens qui doivent changer de lieu, de région. Pas des nomades : on en vient à leur reprocher.

Et puis la voilà à la maison. Elle a mis une annonce pour garder les gamins, on la reçoit, on lui explique. Elle a peur de la fin de son chômage. Elle possède un mastère deux, elle a travaillé, elle ne trouve plus rien. Rien de rien. Elle a un CV trop chargé, trois pages. Un truc à faire peur aux recruteurs qui veulent surtout des gens simples, des gens que l’on comprend tout de suite. Elle ressent depuis deux mois ce que j’ai ressenti cet après-midi là à l’ANPE™. Je m’estime heureux - c’est une sorte d’estime de soi - et je lui propose de l’aider. Elle n’est pas mobile, elle n’est pas nomade, elle est mal fringuée, elle n’y comprend rien. Il y a une soixantaine de postes pour elle en France, mais surtout sur Paris ou sur Lyon et là voilà à me dire qu’elle préfère se reconvertir à Pôle Emploi. J’imagine qu’elle n’est pas si mal lotie. Elle aura quelque chose, elle. Je lui dis de ne pas s’inquiéter.

Parce que les autres répondent aussi, par texto. Ils feraient n’importe quoi pour bosser, ils prennent corps en trois lignes, finies les catégories, les statistiques, les courbes. Les voilà à quémander, à supplier, c’est terrible : ils existent en vrai, ils ont faim, c’est pas du chiqué. Il faut répondre poliment aux garçons que l’on se méfie du masculin, on n’est pas athées pour rien, et pour garder les enfants, on préfère les filles. Et puis on en a trouvé une, pour l’instant.

Ils existent.