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Pas les années quatre-vingt

samedi 21 septembre 2013, par Grosse Fatigue

On a quitté les années soixante-dix en 1982. Enfin moi, je ne voulais pas. Je trouvais ça bien malgré les accidents de la route. Je dis ça parce que Waters a joué The Wall ce soir au Stade de France avec des gamins de banlieue dans les chœurs et j’ai entendu l’une de leurs mères expliquer à ceux-là que Pink Floyd, c’était un peu le "Daft Punk" de l’époque. Parce que plus rien n’est classique dès que tout est passé. Aujourd’hui du moins.

J’étais dans le bus en troisième. Pas mécontent de quitter le collège à cause des punks et des blaireaux dix fois moins cons que leurs enfants d’aujourd’hui. J’étais content parce que j’étais comme Houellebecq mais en moins laid quand même, sans pour autant pouvoir me battre. J’étais content, la seconde, c’était quelque chose. Dès le premier jour, je me suis retrouvé avec un punk j’étais comme condamné fallait pas faire "Arts Plastiques". Fallait faire BEP déterminisme. Dès le premier jour, ça recommençait. J’ignorais qu’Arts Plastiques était un subterfuge et une usurpation d’identité. Je voulais juste faire du dessin c’était déjà dépassé.

J’ignorais que l’on quittait les années soixante-dix autant dire l’enfance pour aller vers les années quatre vingt. Jonasz chantait leur début, ça n’avait rien de rassurant parce que c’est à cette époque-là que tout a commencé mais je ne saurais dire comment. C’est juste un pressentiment tardif.

Une amie nouvelle m’a demandé sur quoi je dansais dans les années quatre-vingt et je n’ai pas osé lui dire mon calvaire. Danser déjà. Et puis sur quoi. La bouillie est arrivée par vagues et ça n’en finit plus. Mes copains d’enfance bougeaient leurs culs adolescents et petits bourgeois sur les tubes d’Indochine et je supportais à peine Téléphone à cause des accents francophones dans le nom du groupe. Je ne supportais pas que l’on m’enlève au fur et à mesure mes objets perfectibles pour les remplacer à tout jamais par des objets de remplacement. Alors danser tu parles. Adieu Vinyle, adieu Super8 qu’est-ce que ça peut bien foutre aujourd’hui puisque la mode consiste justement à savourer les adieux permanents. 33 tours, ça fait très lent. Bon. Après, j’ai lu Baudrillard. Je n’ai rien compris mais je me suis senti moins seul. Surtout quand Desproges a rêvé de voir les quatre d’Indochine faire du scooter sans casque. Mais Desproges est parti aussi vite que les Vinyles et plus personne pour le remplacer. Aucun comique pour faire pince sans rire. Du faux col et du lard. Alors danser et en plus dans les années quatre vingts alors que Joe Jackson a, très tôt, réclamé des slows dans "I want a slow song" et moi ça fait au moins trente ans que ça me trotte dans la tête : la fin de la crise sociale et économique verra la renaissance du slow et des gens qui s’embrassent comme on s’embrassait quand on essayait d’avoir du cran.

Roy me regarde, avec sa mâchoire d’Américain naturellement crispée et le contraste de son sourire plein de dents carrées. Je ne suis pas sûr que ce n’est pas un robot ce type dans ma tête. Il me dit que je ferais vraiment mieux de me taire, écrire ça un samedi soir à 21H56 au lieu de boire une bière dans un bar et regarder les filles tourner la tête.... Il veut dire que les filles ont la tête qui tourne mais qu’importe : j’ai quarante-sept ans les filles, je crois que c’est le premier âge dont m’a parlé ma mère qui fut autrefois toujours vieille même jeune, et je crois que c’est l’âge qui symbolise à jamais la fin du droit de regarder les filles sans passer pour un vieux porc. J’ai des copains qui croient le contraire mais comme je n’ai pas changé d’époque bon.

Il insiste : mais où tu veux en venir ?

Mais nulle part. Je ne veux pas venir, je voulais pas partir. Je voulais que le bus reste dans les années soixante-dix, c’est une sorte de maladie honteuse la nostalgie qui vous prend par le contraste tellement même mes gamins à moi ils chantent Pink Floyd dans la cuisine et ils trouvent ça bien. Ah, je veux pas dire qu’il n’y a rien de bien aujourd’hui c’est pas ça. C’est qu’à l’époque il y avait comme une distance pour espérer. Je crois que l’on n’avait pas inventé l’immédiat. Ou mes neurones peut-être ? Mes neurones perçoivent-ils mieux aujourd’hui la finitude des choses parce que mon oncle est mort et que ma tante la semaine dernière m’a dit au téléphone qu’elle espérait que, là-haut, il était bien ? Je n’ai rien répondu. Chez eux, j’avais découvert Stevie Wonder et Santana dans la chambre de mon cousin, une sorte de bouffée d’air. Il est sûrement bien mon oncle, il a eu sa décennie dans les années soixante-dix, il était adulte et responsable et heureux et très honnête.

Parfois quand je n’ose en parler je m’aperçois que la nostalgie, c’est pas leur truc. Les gens ont tout oublié. Ils croient qu’il faut persévérer et oublient le paysage. Je suis fatigué tout à coup il faudrait que je me lave l’œil. Je me suis pris une branche en nettoyant le jardin. J’ai regardé les petits qui jouaient et puis j’ai compris que dans la lumière trop basse du soleil du premier jour d’automne, ils vivaient leurs années soixante-dix à eux. Ils ne savent rien de l’âge d’or que l’on s’imagine parce qu’on le vit petit. Ils jouent et mangent des gâteaux en réclamant plus de chocolat.

On était comme ça.