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Regarder la courbe du chômage

mardi 12 mars 2013, par Grosse Fatigue

Je regarde la courbe du chômage en sortant de La Poste. Je suis dans la bagnole je n’ai pas mis le contact. C’est la zone ici. Des HLM grises et roses saumon comme les pages du Figaro™. Un étrange contraste pour un libéral, mais il n’y a pas de libéral par ici. Les experts et les analystes regardent le chômage comme une courbe lointaine, l’horizon des montagnes. Les chômeurs sont des stocks, on voudrait qu’ils ne soient que des échantillons minuscules voués à disparaître mais c’est pas demain la veille. Ici, je vois des vrais gens derrière mon pare-brise mouillé. Ils ont des cabas à la main ou des boules de pétanque, ça dépend de la météo. Les enfants vont à l’école pour apprendre à manier des courbes plus tard, pour devenir des experts de l’observation des autres : ça paye bien.

Je me souviens de la première fois du chômage. C’était en 1974, j’avais huit ans, et mon père et ma mère avaient peur du chômage pour mon frère. C’était le début de la crise éternelle. Mon frère a échappé au chômage. Pas à la mort en bagnole. Et la crise éternelle, comme son nom l’indique, a continué à faire grimper la courbe. Et chacun se pose des questions sur ces millions de gens au chômage, pour la plupart des prolos fordistes, remplacés par des machines à commandes numériques ou par des Chinois en Chine.

OU PAR LES DEUX.

Le logiciel d’intelligence artificielle qui m’aide à écrire ce texte a décidé d’inscrire la phrase précédente en majuscules. C’est un logiciel d’aide à la décision comme il y en a plein. Ça me permet d’aller plus vite. Heureusement, tout cela est tout-à-fait gratuit pour chacun et pour tous.

Je me souviens de ma peur du chômage pour moi-même, une fois dans la vraie dèche après le fumeux Bac+5 assez inutile à tous si ce n’est à moi, et à mes souvenirs de jeunesse dans le bordel total de la fac de sociologie. J’ai aujourd’hui un copain en licence de la même faculté qui me raconte qu’il doit faire son "auto-socio-analyse", un truc bourdieusien mâtiné de Khmer-Rouge et d’auto-critique pour bien faire comprendre à chaque étudiant qu’il n’est que le produit d’une classe et d’un certain manque d’éducation. Je suis passé par là aussi et le réveil fut brutal quand il fallut, finalement, après de petits boulots sans ambition, manger par moi-même. L’ANPE d’alors arborait une façade jaune, ce qui était mauvais signe. Je comprenais tout-à-coup le piège des études supérieures : me sortir temporairement de la courbe, avant d’y plonger. J’y échappais par miracle. Et sans passer de concours ! Je déteste les concours depuis que je les ai tous perdus dans Pif-Gadget.

Le diplôme protège du chômage en permettant aux diplômés de postuler à des emplois pour les sans-qualifiés, comme Olga, ma caissière, qui parle quatre langues mais se tait à jamais en comptant les steacks surgelés, vous parlez d’une vie. Olga habite par ici, dans la zone. Je l’ai vue un soir d’été fatiguée rentrant à pied. Je n’ai pas osé la ramener en voiture, elle ne mange pas de ce pain-là si j’ai bien compris.

Olga a évité la courbe. Elle est juste au-dessus, dans une petite barque qui peut couler n’importe quand. Dès qu’un informaticien aura trouvé une parade à la longueur des files d’attente. Tout cela ne saurait tarder. Olga viendra nager avec son cabas, ses boules de pétanque et ses quatre langues, là, sur le parking devant ma bagnole, avec ses enfants et leurs études sur les courbes du chômage.

Et puis les gens attendent le bus. Leur dernière certitude : il viendra.