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IL EST TRÈS DIFFICILE, APRÈS 45-50 ans

mardi 29 janvier 2013, par Grosse Fatigue

"Mais qu’est-ce que tu vas faire ?"

Voilà ce que me dit la prof tout-à-fait charmante quand je lui dis que ça va bien comme ça. Enseigner à des types qui s’en foutent, ça va bien comme ça. Je vais m’occuper de mon potager et de mes enfants, nourrir quelques lubies passagères et obsessionnelles, essayer de devenir David Gilmour ou un Jaco Pastorius, Stanley Kubrick ou Philip Roth ou juste Alain Souchon ou Jean-Paul Dubois, écrire des chansons d’amour à mes ex. pour les faire chier, devenir ce que j’ai raté lors de la croisée des chemins quand, à vingt-cinq ans, j’ai pris le mauvais tournant, non pas pour me prostituer ma chère Joëlle, mais pour bouffer. Je ne sais pas bien si je vais dire tout cela à mes enfants, moi qui suis finalement un gros trouillard de la vie. Dois-je leur dire de faire Arts Plastiques et de prendre des risques, ou de continuer au Conservatoire pour jouer un jour, je l’espère, "River man" de Nick Drake, comme Brad Meldhau, cette musique qui m’obsède depuis quinze jours et dont je rêve la nuit, et qui me fait chialer comme une madeleine de Proust ?

Devenir un autre, un travailleur.

Les enfants me voient comme un homme de plus de quarante-cinq ans, ce qui était l’espérance de vie de Cro-Magnon les années tempérées. J’ai dépassé la limite, je suis en temps additionnel. Ça n’est rien comme dirait Julien Clerc, je pourrais avoir un cancer du pancréas ou m’abonner aux Inrockuptibles™. Mais j’ai encore des projets nuageux, et j’attends le souffle du vent. Je regarde les choses changer. Je crois y être très sensible. J’ai vu la cheminée des voisins, je l’observe depuis toujours, elle va tomber. Je les ai prévenus. J’ai regardé les vieux aux caisses des supermarchés : ils se ratatinent et je les suis. Je n’ai plus rien contre eux. Et puis merde, ça n’est pas Berlin en 1945 : il n’y a rien à recommencer, pas d’année zéro.

A la radio un "expert" nous répète à quel point il est difficile après 45, 50 ans.

IL EST DIFFICILE APRÈS 45, 50 ANS.

Je n’aurais jamais cinquante ans, comme je n’en ai jamais eu quarante-cinq. Je suis prêt à parier que les firmes psychiatriques américaines sont décidées à revoir la classification DSM-IV pour y inclure mon syndrome perpétuel de Peter-Pan, en faire un fait social avéré à la Marcel Mauss et introduire en bourse une petite pilule gravée avec un bas-relief de Lance-Armstrong, pour que je continue de croire au vélo. De ma hauteur de vue, je comprends mieux les alcooliques bedonnants. Il faut quand même du courage pour prendre le train en été avec des filles de vingt ans au vocabulaire aussi riche que le mien quand la dentiste entame la conversation avec ses doigts dans ma bouche. (Ma dentiste est bavarde mais pas très perfectionniste).

L’expert continue son laïus. Je pense qu’il a plus de cinquante, au son de la voix. Les experts n’ont pas de problème d’âge, ce ne sont pas des rêveurs, ni des prolos... La vie professionnelle se résume pour nous-autres les non-esclaves des usines de Smartphones™ en Chine (60 heures contractuelles) à la parenthèse trente/quarante-cinq ans. Avant, manque d’expérience, après : obsolescence.

Y penser me fatigue déjà. Il y a tant mieux à faire.

La prof me regarde dubitative. J’aime ce mot, je lui dis. Je l’interpelle : du-bite-hâtive ?

Elle lève les yeux au ciel. Je suis un cas désespéré. Mon absence de pragmatisme l’effraie. Elle me conseillerait bien d’écouter les experts. Je préfère lui chanter Knokke le Zout Tango, en tournant sur moi-même, comme si je portais un tutu rose pour emmerder tous les gens sérieux sur la planète terre.

Les soirs où je suis Argentin....