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Trois heures du matin : angoisse
lundi 19 novembre 2012, par
Il est trois heures du matin parfois plus parfois moins. La nuit nous enrobe les enfants et nous. Il n’y a rien à craindre. La porte est fermée. La ville est tranquille. Le temps passe. Il pleut un peu.
Il est trois heures du matin et je descends aux toilettes, comme un homme de soixante-dix ans encore vivant. Je descends parce que mon corps est un peu usé de l’intérieur, que la vessie, que le cancer je crois. C’est la nuit. En plein milieu, comme un alunissage.
Sur le palier, une lumière jaunâtre et blafarde empêche soi-disant mes filles d’avoir des peurs d’enfants, car les enfants entendent les gens qui viennent ici la nuit pour me tourmenter. Je leur fais donc croire que rien de tout cela n’existe. Il n’y a pas de fantôme, il n’y a pas de sorcières, de zombies et de morts-vivants. Je leur dis : on ne meurt jamais mes enfants, rassurez-vous.
Bien sûr je leur mens. Je vérifie en permanence leurs pouls respectifs, et j’avance à tâtons.
Là, près du balcon, ils m’attendent. Parce qu’à trois heures du matin, par une réaction chimique cérébrale que je ne connaissais pas il y a encore dix ans, j’ai peur de la mort.
C’est la nuit qui m’amène la peur. Comme les vagues après les tempêtes charrient des débris de continents engloutis, mon esprit au milieu des rêves est constellés des angoisses du temps passé. Mon frère est là, toujours avec une portière de 2 CV autour du cou, celle qu’il avait ouverte pour la dernière fois en janvier 1975. Il sourit tristement. D’autres encore. Ils me disent : alors, tu y crois maintenant ? Tu sais compter ?
Le problème n’est pas tant le temps restant. Le problème est plutôt après. Le sentiment d’infini s’écroule après minuit. Là, maintenant, je sais que mon esprit embrumé va s’éteindre comme des milliards d’autres avant lui. Et des milliers en ce moment même. Il sera alors trop tard pour en discuter, pour ouvrir une bouteille avec des amis, pour embrasser les enfants ou cueillir les tomates. Après ma mort, demain, dans deux jours : il n’y aura plus rien de moi. Et pourtant, j’aimerais bien y avoir droit encore. Mon frère me dit : profite. Et il me montre la portière de la 2 CV. S’il était encore vivant, rien n’aurait d’importance et je serais sans doute un peu plus normal. Une vieille photo de lui collée noir et blanc sur du bois à la mode des années soixante-dix se cache dans ma buanderie. L’une de mes filles m’a dit : "Il te manque ? ".
Je ne tire pas la chasse, c’est trivial, mais c’est bruyant. La nuit et le noir ne tolèrent pas les bruits quotidiens et rassurants. Je vais regarder le jardin humide sous le halo des réverbères de la rue. Rien ne bouge. Un cimetière sans tombe, qui reviendra au printemps. Pas un bruit.
Mon frère, la main sur mon épaule, me dit : "A demain".
Je ne suis pas pressé.