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La fille qui voulait qu’on lui parle d’elle

dimanche 14 octobre 2012, par Grosse Fatigue

J’ai longtemps été amoureux de la fille qui voulait qu’on lui parle d’elle. Même aujourd’hui parfois, je pense à la fille qui voulait qu’on lui parle d’elle. Rien d’autre ne l’intéressait vraiment. Et comme nous étions nombreux à nous intéresser à elle, le vainqueur était celui qui lui parlait le plus d’elle.

A dix-sept, j’avais réussi à beaucoup lui parler d’elle. Elle avait donc dégrafé son soutien-gorge et c’était d’un seul coup comme un pluie tropicale en plein janvier. On avait de quoi parler d’elle. Elle ne désirait rien d’autre que d’être désirée et le rendait bien jusqu’au prochain. J’ai quelques photos en noir & blanc, jaunies par la poussière dans les cartons d’avant le numérique. Elle y pose en situation, au milieu de nous autres affamés, déprimés, à la mode de l’époque, plus ou moins.

Comme le temps était alors bien plus lent qu’aujourd’hui, il fallait attendre qu’elle daigne. Et puis elle se lassait. Car la proximité nous empêchait de ne parler que d’elle. On s’éloignait. Un autre arrivait pour lui parler d’elle, imaginer ce qu’elle était, la musique qu’elle aimait, la forme de ses fesses.

J’ai appris aujourd’hui que la fille qui voulait qu’on lui parle d’elle ne parle plus à personne. Je l’ai appris par des amis d’amis, pour ainsi dire des connaissances (qui a encore des amis à quarante ans passés ?). Je suis encore sous le choc. Je regarde l’horizon sous la pluie noire d’un dimanche d’octobre d’avant le changement d’heure. Il ne gèle pas encore mais c’est tout comme. Personne ne viendra réclamer les photos de la fille qui voulait qu’on lui parle d’elle. C’est la dernière fois que je lui parle d’elle. Il y a si longtemps.

Un cancer du sein gauche l’a emportée au printemps dernier.