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De ma génération

lundi 11 avril 2016, par Grosse Fatigue

Arrivé à la ferme en vélo, j’ai regardé la tête des gens. Je sais à peu de choses près ce qu’ils pensent, ce qu’ils fument, ce qu’ils font. Des gamins jouent dans les champs, mais difficilement, car les gamins ne savent plus jouer dans les champs.

Il n’y a plus de champ.

Il n’y a plus de quoi jouer.

Il n’y a plus beaucoup de gamins.

Et il y a mieux à faire.

Les gens attablés écoutent une chorale en plein air. Je pense que le chanteur est Anglais parce qu’il est édenté et que l’accent qu’il beugle rime bien avec son T-shirt des Ramones. Il porte des pattes autant que ses pattes ne le portent, et d’autres comme lui, plus ou moins bedonnants, plus ou moins repus, chantent du Rita Mitsouko pour oublier que c’était le groupe de quand on était jeune, quand on avait vingt ans.

Une fille jolie me sert du thé vert et des pâquerettes dans les champs forment le premier plan de mon torticoli quand je cherche le décor.

Je pense d’ailleurs à l’instant qu’en allant prendre le train en fin d’après-midi, j’ai vu deux amoureux seize ans sur un banc et qu’au même endroit juste en face, j’ai vu un clodo chier debout dans la paille qui sert à pailler les rosiers tôt ce matin. Ce matin il faisait plus gris et moins jour. Ce soir, le clodo dormait dans l’herbe un peu plus loin, emmitouflé dans une couverture âcre et bleu ciel, le bleu ciel délavé des films des années soixante-dix, ce film pendant lequel ses parents l’ont conçu en ignorant à l’avance qu’il en serait là quarante ans plus tard ou peut-être moins, peut-être moins.

Les gens qui chantaient dans la chorale avaient mon âge. Ma génération là : voilà. Barbus hirsutes gris et noirs, jolies femmes dont les yeux évoquent le passé qu’elles portent encore dans les regards, avec cette manière blasée et foutue d’avance de la route déjà faite. Ça sentait le déjà et le on va pas se laisser faire, la bohême mais sans Aznavour, j’étais en tenue cycliste et j’aurais préféré être comme eux et comme moi d’habitude, mais ça n’est pas très pratique.

Les gens de ma génération sont allés à la fac au moment où tout a basculé. Ils ont vendu des pesticides parce qu’il fallait manger et divorcé parce qu’il y en avait marre. Ils ont été très libres avant d’être très seuls et de se retrouver pour s’imiter eux-mêmes vingt ans plus tard, car leurs enfants n’aiment pas la musique : il n’y en a plus.

Une étudiante derrière le bureau m’a interpellé vers 15H54. Monsieur FAtigue, voilà, vous savez, ma génération, même là, on est pourtant un peu éduqué, même là qu’elle disait, eh bien, la plupart des filles de ma classe regardent les Poufs à Los Angeles et les Ch’ti je sais plus où. Ils trouvent ça débile mais ça leur fait un sujet de conversation.

Les gens de ma génération ont des enfants comme ça. Des mômes qui ont tout, tout de suite, et pas pour longtemps. Ceux qui n’ont rien les envient, et l’artifice est nécessaire.

Je ne veux pas trop connaître la suite.

Il pleuvait en rentrant, les nuages noirs dessinaient des traits au fusain sous leurs ventres, des averses larmoyantes et subites, traversés d’arcs-en-ciel, comme pour nous rappeler la confusion dans nos cœurs.

Je ne veux pas connaître la suite.