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Terminale "L"
mardi 29 mars 2016, par
C’est la fille d’amis d’un ami de loin en loin. Je suis là par hasard et c’est Pâques et je m’en fous. Ce lundi, je me fous de tout, j’ai cueilli des pissenlits en pensant à mon mal de dos qui revient, comme l’hiver reviendra aussi un jour.
A table, il y a un ancien imprimeur. Un ouvrier. Je veux dire : un artisan. Il me raconte l’offset, les caractères de plomb, les machines Mitsubishi™ qui ont remplacé dix ouvriers pour produire cent fois plus avant que l’on ne ferme l’usine. Il me raconte des tas de choses. Puis l’on parle de la Suisse où - à ce qu’on dit - on valorise tout autant le manuel que l’intellectuel. Heureux pays.
Et puis, et puis... Il y a sa fille. (Musique de Brel, mode mineur tendu). Elle a déjà le permis et j’en conclus qu’elle a plus de dix-huit ans. Elle est bavarde et nous annonce qu’elle aimerait bien être la première de sa classe, une terminale L, mais qu’elle n’est que seconde. Je me mets alors à penser que ce type de vœux est bien désuet à ce niveau, et je rate presque ce qui suit. Au début, je n’y crois pas. La voilà qui nous dit :
"Si j’aurais voulu, je pourrais être première de ma classe."
JE JURE SUR LA TÊTE DE MES ENFANTS QUE J’ADORE QUE C’EST RIEN QUE LA VÉRITÉ.
Son père me regarde, comme désolé. Sa belle-mère aussi. Et nous tous de lui faire comprendre que, bon, c’est bien joli, mais pour être première, faudrait peut-être voir à ne pas conjuguer à dix-huit ans bien tassés comme dans La guerre des boutons. Elle avoue SANS AMBAGE, je veux dire SANS VERGOGNE, qu’elle a toujours eu du mal avec la conjugaison. Et puis elle avoue à nouveau qu’elle a toujours eu du mal avec l’orthographe. Et puis elle avoue à nouveau qu’elle est quand même pas bête, vu qu’elle regarde l’émission de Cyril Hanouna pour se tenir au courant - QUAND MÊME - de l’actualité.
Son père me regarde, abattu, un peu comme Rantanplan sans l’enthousiasme, et me dit :
"Elle regarde aussi LES CH’TIS À LAS VEGAS".
Et la belle-mère : "Et puis elle connaît pas la guerre des boutons !"
Et la fille de répondre : "Si, j’en ai eu assez pour savoir ce que c’est que d’avoir des boutons. Si j’aurais su, j’aurais mis de la crème."
SILENCE PESANT.
Je m’avance :
"Et tu fais aussi du théâtre au lycée ?
Ah bah non, j’aime pas du tout ça.
Et t’aimes quoi ? Je précise tout de suite qu’elle est habillée comme pouvait l’être mon ex-belle-mère en 1976, l’été qui fut si sec, avec une chemise en tergal jaune et un pantalon en nylon bleu électrique. Même si mon ex-belle-mère a toujours été très vieille et très vilaine, je la pensais unique. J’avoue, encore une fois, la limite de mes pensées.
J’aime la mode."
SILENCE PESANT.
Notre hôte nous propose de passer au dessert, et cette grande fille aussi vide qu’un surgelé Picard™ et aussi bavarde qu’un mode d’emploi de perceuse électrique, de prendre son père dans ses bras, très tendrement, et de lui caresser les cheveux. Le père me regarde comme ce basset artésien croisé le trois décembre 1979 vers quinze heures, avant que mon voisin de l’époque ne se décide à le faire piquer tant il était vieux, qu’il pleurait tout le temps, et qu’il avait de grands problèmes intestinaux et, il faut bien l’avouer, oui, il chiait mou dans tout l’appartement, avec, vrai de vrai, ce regard qui nous dit en langage humain, presque littéraire, aussi expressionniste qu’un ancien combattant Allemand de l’entre-deux-guerres pouvait l’être :
Désolé.
La grande fille se rassit à la manière du pain et sans mauvais jeu de mots. Je me suis senti extrêmement parisien et nous avons savouré le fromage.
Nous sommes perdus.