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La théorie des incapables

lundi 14 mars 2016, par Grosse Fatigue

J’ai encore été confronté à la théorie des incapables. Ça rassure les gens mais ça me rend fou. Encore une fois, on m’a dit : "Je ne suis pas doué". Encore une fois, j’en ai marre.

Toujours ce scénario. D’un côté les doués, de l’autre côté les autres. Il existe sans doute des surdoués, des extra-terrestres, des physiciens, des violonistes, des matheux, des autistes. Des gens qui joueraient facilement du piano POUR PEU QU’IL Y AIT UN PIANO CHEZ EUX.

Et puis il y aurait ceux qui se sont persuadés qu’ils n’étaient pas surdoués. Et la plupart des gens ne sont pas surdoués. Alors la théorie des incapables est la plus partagée de toutes les théories faciles. A défaut d’être surdoué, on abandonne.

L’autre soir dans un concert, des amis m’ont demandé de faire des photos. Je n’ai rien fait de bon. Le lieu n’était pas photogénique, j’étais fatigué et le fond était constitué d’un rideau noir qui trompait la cellule, la lumière était mauvaise et un quidam avait cru bon de faire des photos aux flashs Cobra™ pilotés à distance, le comble du mauvais goût. J’ai remballé les enfants à la fin du premier set et nous sommes rentrés. En voyant le résultat, l’un des musiciens a réitéré sa position : "Ah, Grosse, t’es vraiment doué !"

Ah ben tu parles. Non seulement les photos ne cassaient pas trois pattes à un canard, mais je vois mal comment l’on pourrait conceptualiser le "don" en photographie, sachant que le geste est minime et les règles simples. Il suffit de s’inspirer des autres et de connaître trois ou quatre petits principes, puis, ensuite, de faire dix-mille essais pour tirer une image potable.

Si la théorie des incapables était contredite en permanence, le monde serait différent. Chacun persisterait jusqu’à obtenir de lui-même son meilleur niveau, on dirait aux enfants que ça n’est pas grave, et qu’il faut, surtout, faire de son mieux.

J’ai moi-même été élevé dans le cadre familial de la théorie des incapables. Chez moi, il n’y avait rien. Les livres de guerre de mon père parfois. Des cannes à pêche. Rien d’autre. Je n’aurais jamais eu l’idée d’être capable de quoi que ce soit. Et si jamais j’avais voulu me mettre à la guitare ou au saxophone, on m’aurait vite fait comprendre que je n’étais pas doué. C’est d’ailleurs ce que l’on m’a dit quand j’ai commencé n’importe comment la batterie. Il était trop tard pour commencer. Mais parfois, aujourd’hui, quand j’essaye tout seul dans mon coin de jouer un Baïon avec des maillets, tout en sourdine, et que j’entends mes cymbales roucouler doucement, mes toms rouler sourds et détendus, quand je ferme les yeux et que j’essaye de ne plus penser à rien du tout, et même si je sais que vraiment, je ne casse rien, eh bien, je suis bien content de n’avoir écouté personne, puisque l’on m’a surtout encouragé à laisser tomber et à rentrer dans le rang, pour devenir d’une certaine manière, un employé modèle dans un autre domaine, le domaine où il faut vraiment être fade et sans relief pour satisfaire ces gens qui tous, un jour ou l’autre, ont cru à la théorie des incapables.