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Agriculteur : vas chier

lundi 25 janvier 2016, par Grosse Fatigue

Mon père avait des cousins paysans dans les années trente, celles du vingtième siècle. Enfant, nous allions les voir certains dimanches et ces dimanches étaient des bénédictions. Il y avait la rivière et les vairons, les fossés pleins d’argile blanche ou brune ou grise, de gros silex à rechercher, à boire et à manger, et le lait de l’unique vache qui leur restait : c’était chaud et dégueulasse, écœurant à souhait, j’étais l’unique participant d’un concours d’enfant habitué au pasteurisé. C’était si bien.

Le cousin était si courbé qu’on l’aurait cru né comme ça, comme malformé. Mais il n’en était rien. Je l’ai vu sur des photos d’avant-guerre avec elle, et l’un et l’autre se tenaient bien droits en robe de mariée, en costume unique d’une vie.

Les quatre enfants dormaient dans la même pièce, deux par lit, avec au milieu, une cheminée immense où j’imaginais le Père Noël, quand je croyais encore en dieu, avant six ans, mon âge de raison (à cause de Piaget). Les parents dormaient dans une autre pièce de la ferme, et je n’ai jamais compris où dormait la grand-mère, que j’ai continué à imaginer après sa mort, tant elle semblait morte depuis toujours. Comme les étoiles lointaines, elle renvoyait une lumière d’un autre siècle, sorte de paysanne à la Braudel je crois.

A l’époque, Patrick Bruel n’existait pas, c’est dire le contraste et l’intensité de la vie.

A la ferme, il y avait trois lieux magiques. Ce qui fait beaucoup. Il y avait le hangar à foin, où l’on me prévenait : attention aux fourches dans le foin. J’y sautais de ballot en ballot, j’y humais la poussière, j’y respirais la joie des campagnes de juin. Il y avait le grenier. La lumière portait les poussières comme un grain naturel dans une photographie trop ancienne. Tout y était jaune et sépia, les meubles formaient des entassements improbables où dormaient des trésors, les malles cachaient de l’argent et des coffrets de l’or, mais je n’osais y toucher à cause du plancher pourri qui ne supportait que les guerres et les poids d’enfants.

Les légumes avaient un autre goût et les fruits étaient presque tous pourris, car le potager magnifique refermait le trio des lieux magiques. Je m’attardais dans le poulailler où l’on m’avait pourtant prévenu : tu vas te faire pincer par les poules mais j’étais protégé par la naïveté de l’enfance. La vie avait du goût, comme on dit quand on est un peu esthète : avoir du goût.

Mes cousins avaient pour toute toilette un immense trou dans le sol derrière le tas de fumier. C’était un problème pour nous qui habitions à la ville car nous avions des exigences de postérieurs à l’américaine : c’est là-bas que l’on a inventé le trop-plein d’hygiène et tout autant le papier-chiotte. Aussi fallait-il avant de partir s’arranger pour que la digestion vienne trop tôt ou très tard, mais pas au milieu. Je conserve ce genre d’habitude quand il s’agit d’aller manger chez des gens, vestige d’une aube enfantine.

De ce tableau j’oublie les insectes et les abeilles, les mouches sur les rubans torsadés tombant des plafonds, ce qui ne les empêchaient jamais de chier de minuscules points noirs impressionnistes sur les plafonniers en céramique, luxe moderne d’avant le luxe moderne. J’y voyais des constellations d’étoiles sombres, ou même des visages un peu ratés. Quand on est enfant : on invente le monde. C’est après que l’on nous déçoit.

Aujourd’hui, mon train est en retard. Le contrôleur est coincé dans des embouteillages. Il paraîtrait que les agriculteurs se plaignent, qu’ils bouchent les accès de la ville ou de la campagne, ou les deux.

Alors voilà. Agriculteur d’aujourd’hui : va chier. Continue dans le pesticide qui te file des cancers de l’anus, continue dans le cochon discret selon le vent qu’on sent venir, balance donc tout ce que tu voudras dans tes champs ou tes vignes, continue à rêver de l’industrialisation FNSEA made in USA, moi je rêve de Steinbeck et d’Oklahoma, de tomates de saison et de carottes biscornues. Mais ne viens pas te plaindre. Vends tes meilleures terres pour qu’on en fasse des zones pavillonnaires où tes propres enfants deviendront propriétaires d’une parcelle carrée, s’enivrant chez Jardiland™ d’un passé révolu et d’hybride F1 ou de Paris-Dakar. Agriculteur, continue-donc à détruire le monde car tu ne te sens pas seul : tu as un gros, très gros tracteur et tes champs sont stériles. Moi, j’ai des souvenirs. Pour mes enfants, j’inventerai des fables : je sais faire.

Pour toi, il restera la télévision. Ne t’en plains pas, je suis sûr que l’on y parle de toi.