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Un couple paradoxal

jeudi 9 juillet 2015, par Grosse Fatigue

Ce n’est pas la première fois que je les vois. D’ailleurs, s’ils sont identiques, ce ne sont pas les mêmes. L’accoutrement faisant l’uniforme permet de les distinguer facilement de la foule globalisée tatouage piercing etc. ETC.

Je les ai vus hier sur la place principale de mon patelin. Elle est voilée comme un trois mâts, mais sans Corto Maltese ni Rimbaud ni Tabarly. Je veux dire : il n’y a pas de vent. Juste des amarres. Le voile est sa propre censure, son masque de honte d’elle-même, la protection de ce qu’elle croit nous inspirer alors que, j’en suis certain, même sans voile, sa personnalité ne m’inspirerait rien. Celle-ci est convertie, sa peau est rouge et une mèche blonde dépasse sous un pli beige.

Une amie d’autrefois un peu nymphomane partie vivre en Grèce - bonjour Claire - du genre à prendre une douche juste avant que je vienne la chercher pour dîner au RU, se baladant nue devant moi alors que j’avais les crocs, enfin bref, Claire m’a longtemps raconté sa haine des nonnes et son amour des hommes et de ses choix à elle. Je l’ai toujours soutenue. Claire, qu’es-tu devenue ? J’ai pensé à toi dans la Grèce d’aujourd’hui et à cette femme voilée. Claire, qu’est-on devenu ? Il est vrai que le "on" ne fait pas de "nous" et que le "nous" c’est les autres, comme l’enfer j’imagine. L’enfer qu’on nous impose. Il faudrait interdire l’enfer comme on interdirait les autres mais bon.

La femme voilée nous regarde de l’intérieur de sa prison pour nous dire à quel point elle se croit pure et loin du monde qui est le nôtre, un monde souvent laid j’avoue, même si, j’imagine, ma vision de la beauté n’est pas la sienne. La femme voilée regarde devant elle, elle est certaine. Certaine.

Son mari est en T-shirt, comme tout le monde de la Californie au Japon. Sur son T-shirt, il y a écrit : Manhattan. Gainsbourg en aurait fait les paroles d’une chanson années soixante, avec une ligne de basse un peu élastique, et de l’orgue. J’avoue mon hésitation. Son crâne rasé contrebalance sa barbe fournie. Il porte baskets et short, des mots américains, mais aussi un téléphone portable américain, dans lequel, comme tout le monde, il parle trop fort à des gens énervants qui en font, croyez-moi, tout autant quelque part ailleurs. Lui est libre, à la manière de ce que l’on pense être libre, à l’américaine. Il porte la banalité globale du monde. Il pourrait vivre au Texas ou en Asie, car tout est pareil. Il jouit de l’espace et du temps, et sans doute de cette capacité de l’homme moderne : un certain pouvoir d’achat. Pourquoi n’est-il pas voilé lui aussi ? Pourquoi ce paradoxe entre sa liberté vulgaire et cette retenue totale dans la convertie qui se cache du monde, tout en se montrant à nous ? Deux poids deux mesures. Et pourquoi ne lui propose-t-elle pas cette identité qui ferait d’eux un modèle d’égalité ?

Parce qu’elle n’a envie de rien.

En redescendant vers le fleuve, j’ai imaginé, l’espace d’un instant, que tout cela n’était qu’une mode, comme les cheveux longs en soixante-dix, ou la mauvaise musique depuis 1980. J’espère encore ; mais c’est une question d’âge ; que tout reviendra à la normale un jour.