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L’art de lire est en train de se perdre

vendredi 26 février 2016, par Grosse Fatigue

C’est James Ellroy qui le dit, dans "Books" ce mois-ci (mars 2016, page 16). Je reste fasciné par le personnage, comme coupé du monde ou plutôt de l’époque, du moment, enfermé dans son asile de fou qui oscille des années trente à 1972, avec des flics corrompus, beaucoup de racisme, Los Angeles, du noir et blanc et surtout du noir, en anglais dans le texte. NOIR.

Ellroy nous explique à quel point il est nécessaire d’être totalement obsédé, concentré, obnubilé par ce que l’on a à dire, et rien d’autre. Se déconnecter, rester sur le sujet, ne pas s’en éloigner, en être.

Voilà : en être.

J’aimerais beaucoup avoir cette capacité. Il faudrait ne plus aimer la photographie ni la musique, et apprécier la solitude, et peut-être détester les autres. Dans ce rébus improbable, je n’ai pas toutes les cartes. Je devrais écrire et publier à compte d’auteur un truc du genre "Itinéraire d’un butineur raté", ça me coûterait cher et j’aurais l’air con, au marché le samedi matin, froid l’hiver et débardeur l’été, à essayer de montrer mon œuvre vide à des touristes bedonnants, et surtout des Allemands par exemple, pour le pittoresque et les tongs. Je les vois ceux-là qui ont osé, et c’est à ça qu’on les reconnaît. Si je suis bien Ellroy et ses propos, le simple fait de bavasser ici depuis presque vingt ans en dit long sur mon manque d’abnégation, d’y-croire, ou d’ambition. Ah, si seulement je pouvais être comme Ellroy, bigot d’une extrême-droite à l’américaine, alcoolique à se fuir soi-même, obsessif et sans père, avec une mère assassinée et trop de comptes à régler. Quelle chance.

Mais l’art de lire est en train de se perdre, ses pavés à lui ne finiront dans aucune marre et ce genre de jeu de mots perd de sa saveur en anglais. D’autres le disent aussi, la littérature, c’est fini, et si quelques ventes s’envolent, c’est sans doute une histoire de démographie : je vois les vieux tout autant dans les librairies que dans les pyramides des âges, ce qui est désespérant tant de cheveux gris et de cheveux blancs, comme dans une chanson bizarre de Sardou que l’on m’imposait enfant, et qui me faisait peur.

Aujourd’hui, il faudrait que je me rase la barbe aussi, ce qui est pour certains, le bon moment pour avoir de l’ambition. L’art de lire est en train de se perdre et je viens de dire au petit qu’il pouvait jouer sur internet encore cinq minutes et c’est tout.

On ne peut même pas donner l’exemple. Autant proposer l’art de l’arbalète en pleine guerre atomique. Les forces d’en-face sont tellement plus séduisantes, plus puissantes, dociles et tenant dans la main. Comme en cours, comme en train, il est bien difficile de substituer le livre à l’écran. Proposer cet envoûtement qui demande une initiation minimale, ce serait forcer les moutons à devenir loups, ou lions, un peu plus libres. Pour cela, il faudrait être moins fatigué de tout.

Je dois m’occuper du petit. Ils repartent ce soir. Tout est très moyen aujourd’hui.