GROSSE FATIGUE cause toujours....

Accueil > Mineurs > Ce soir, je rentre

Ce soir, je rentre

lundi 15 février 2016, par Grosse Fatigue

Je lis dans le train le dernier bouquin de Philippe Claudel et je me dis qu’il a bien de la chance de parler de la mort des autres en vivant à Paris, en faisant des films et en sachant de quoi il parle. J’aimerais avoir cette capacité d’observer le monde et de raconter les autres sans trop souvent ressentir ce besoin pressant de leur coller une claque. C’est que je fréquente des malpolis sans doute, ceci expliquant cela.

Par exemple ce soir un gamin la vingtaine s’est assis dans le siège d’en-face, à droite. Je continue à allonger mes jambes en lisant, absorbé par ma lecture. Dix-huit Euros, c’est normalement le prix du trajet, mais comme j’ai un abonnement et que je reste mal à l’aise avec les mathématiques, je les ai investis dans le livre qui m’emporte aussi sûrement que le train. Le grand gamin tripote son Iphone 6 tout en faisant non de la tête à intervalles réguliers, tic récurrent, et je m’aperçois qu’il en est d’ailleurs plein. Il s’est cogné la tête précédemment au-dessus de la porte vitrée coulissante, et m’exaspère en toussant sans se couvrir de la main, et j’imagine recevoir quelques millions de miasmes de ce grand crétin, m’exposant ainsi dès demain peut-être, à une épidémie de tics du même acabit que cet abruti. Je le surprends en écrivant à se refaire une beauté en s’auto-filmant, comme le fait l’une de mes amies, geste surprenant et oh combien coûteux, quand on pense à l’utilité sans fin des miroirs non électriques des temps d’autrefois. Le voilà maintenant à faire non de la tête sans arrêt, tout en caressant ses cheveux. J’espère qu’il pourra percer dans le basket ou dans la coiffure, une coiffure spécialisée pour les bègues et les toqués de grande taille, segment prometteur. Il est l’heure de la double-caméra sur les téléphones portables, papa, si tu savais tout cela !

Ce soir je rentre. Il fait nuit même s’il fait nuit plus tard. Le train était à moitié vide jusqu’à la moitié du chemin. Il est maintenant à moitié plein mais s’est vidé de sa cargaison initiale et de nouveaux visages se sont installés dans mon paysage réduit. A ma droite, une créature non sexuée mais vraiment obèse regarde un jeu défiler sur deux écrans superposés comme en ont les enfants des cons, dès l’âge de cinq ans. Cette créature a peut-être elle aussi la vingtaine, et je crois de moins en moins aux chances de la France dans le domaine de la culture et de l’imagination. Pour la compétitivité mondiale, il est temps d’aller acheter des cerveaux quelque part.

Mais où ?

Ce soir je rentre. J’imagine la chatte dans la grande maison. Il y fait peut-être froid. Mon rêve écologiste de chaudière au bois est aussi réussi que, disons, celui qui a inspiré la Ligne Maginot en son temps. J’imaginais que nous ferions de belles économies de chauffage avec un système propre et fiable, et voilà que les pannes s’accumulent, que je dors sous deux édredons dont j’ai conservé les noms, avec la chatte qui m’empêchera de dormir vers minuit et me réveillera vers quatre heures au plus tôt, c’est-à-dire quarante minutes exactement avant la fin du rêve perpétuel auquel je suis condamné chaque nuit, même scénario et décors changeants. J’ai hâte d’en finir. J’ai d’ailleurs déjà trouvé à ce rêve une antidote. Je me dis chaque matin que ça n’était qu’un rêve. Ce qui n’est pas le cas des factures de la voiture et de la chaudière, mais qu’importe l’argent. Mon avocat m’en réclame beaucoup aussi, mais j’ai joué à l’Euromillions, on va voir ce que l’on va voir.

Ce soir je rentre et j’ai revu Alice à la sortie du train ce matin. J’ai d’abord cru rêver parce qu’Alice était nue devant moi la semaine dernière sur mon écran, et que je me demandais ce qu’elle pouvait faire aux Etats-Unis à la même heure. Elle m’a regardé sur le quai, mais n’a pas su qui j’étais derrière ma barbe et sous mon bonnet. Je l’ai suivie et l’ai appelée. Elle m’a parlé de « vous » , je lui ai répondu que « nous » n’existions plus puisqu’il ne s’agissait pas de tutoiement et elle m’a laissé son numéro de téléphone portable. Nous avons parlé de nos écroulements mutuels et nous nous sommes étonnés pour le malheur de l’autre, comme si de rien n’était. J’ai été très heureux de la revoir parce qu’elle a un visage vraiment très étrange et un regard envoûtant, et des seins du genre de ceux que l’on ne voit qu’en photographie. Il est donc trop tard.

Ce soir je rentre et je suis habitué maintenant à la froideur des pièces et au frigo vide parce que je n’ai pas pris le temps et que j’essaye d’accommoder les restes. Je fais juste attention à quelques fruits et légumes et aux croquettes du chat. J’irais m’assommer avant de dormir en corrigeant mes copies et en regardant Games of Thrones parce que c’est très érotique aussi. Demain matin, je ferais le chemin dans l’autre sens en attendant que.

Le géant profite du départ de l’individu obèse et inclassable lors d’un arrêt, pour prendre sa place, encore chaude et humide. Devant moi, il n’y a plus personne.

Ce soir je rentre et je n’appellerai personne. J’ai encore oublié de recharger mon téléphone portable. Je vais compter les objets qu’il va falloir revendre, afin de ne plus vivre au-dessus de mes moyens contemporains, moyens moyens.

Ce soir je rentre et je l’avoue : je m’y suis fait. La chatte grise et le vide infini une semaine sur deux. Le silence et mes pas dans l’escalier en bois. La radio pour égayer ma vie. J’ai l’impression d’être revenu vingt ans en arrière une semaine sur deux. J’ai raté l’étape famille et ce matin, en buvant un café avec les autres, je me suis permis de conseiller au plus jeune de ne pas se marier en avril ni en mai. Les gens étaient consternés par mes propos et l’encourageaient : au contraire ! Au contraire !

J’en rajoutais et lui parlais des faits. Prends appui sur les faits, les faits seulement. Regarde-nous, nous : moi et eux qui t’encouragent. Tous les soirs d’une certaine manière, nous rentrons dans une maison vide, comme dans la musique de Michel Polnareff, dont je me souviens si bien, puisqu’on l’écoutait quand mon frère est mort.