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Killian et les automatismes

jeudi 21 janvier 2016, par Grosse Fatigue

Sa mère l’appelle du bout du couloir.

La porte est grande ouverte. La voix nous annonce que nous avons pris place à bord du TER de la Région, et qu’il faut dire merci à la Région de bien avoir voulu nous payer un aussi joli train. La lumière est froide, drue, verticale, hospitalière dans le sens de l’hôpital : clinique en somme. On pourrait facilement disséquer nos cadavres de vraies vies ici-même. Des écrans plats nous annoncent où nous allons et quand nous y serons, et une voix féminine et absurde répète soir et matin, à chaque arrêt et à chaque départ, et beaucoup trop fort à vrai dire, où nous sommes et où nous allons comme si, par hasard, nous nous étions trompés au bout de quatre-vingt kilomètres et que l’on veuille s’enfuir.

Les ingénieurs d’Alstom sont sans doute de gros cons. Ou alors simplement des automobilistes. Moi qui voyage en plaine, quel ravissement de voir que je peux emmener mes skis dans ce train, mais plus du tout mon vélo ! La contrôleuse m’avoue que la Région - ce nouvel Etat bureaucratique au plus près des imbéciles - la Région ne veut plus trop que l’on prenne nos vélos à bord. Elle préfère - la Région - que l’on achète sous subvention des vélos pliables et très lourds. Des ingénieurs ont pensé à cela aussi. Les sièges sont trop droits, la lumière trop froide et fait mal aux yeux. Les couleurs ne sont pas un ravissement, le bruit est élevé, mais il y a des écrans plats qui nous éloignent des retards fréquents. Dans une autre région me dit la contrôleuse, on a retiré les contrôleurs : on a mis des caméras ! Comme ça, s’il y a des agressions, on peut identifier les coupables. C’est rassurant l’automatisme.

Je me mélangeais les pinceaux en fin de journée en ressassant ce que m’avait raconté la contrôleuse du matin, une femme de mon âge en plus fatiguée, une femme qui avait elle aussi raté sa vie, et d’autant plus qu’elle prenait chaque jour un train mais sans envie d’arriver à destination quelque part. Je mélangeais un peu ma vie et celle des autres, et je me demandais ce que le petit Killian, qui prend ce train avec sa mère et une autre femme un peu hystérique de temps en temps, oui, je me demandais s’il aurait un jour un job, comme disent les Québécois. Ce n’est pas tant le prénom à l’américaine, les tatouages de maman ou son regard vide contrastant avec sa nervosité maladive, ce n’est pas non plus son survêtement bleu et son haut rouge, non, ce sont les automatismes du TER d’Alstom pensé par les ingénieurs qui ne prennent pas le train. J’entends distinctement ce que dit la maman de Killian, elle est à l’autre bout du wagon. Killian ne veut pas rejoindre sa mère et découvre le monde des employés de bureau. Il est là il me regarde, il est un peu balafré je n’exagère rien, la preuve, j’ai évité la virgule dans la phrase précédente pour faire plus vrai.

Au loin je vois les zones pavillonnaires et les couleurs du ciel, l’hiver va et vient ce qui n’était pas son genre. Mais l’on s’adapte. La tante ou je ne sais qui de Killian vient de passer paniquer. Elle est fardée comme qui dirait les affiches d’un cirque avec un clown méchant et un clown gentil mélangés de rouge et de blanc : celui de l’œil dans son cas. Killian gueule. "Non ! Non ! Non ! " Avec des points d’exclamation à n’en plus finir.

Combien de temps vais-je encore faire ces allers-retours, sachant que je ne vois aucune issue à mon manque de talent. J’ai bien vu que Jennifer la chanteuse était enfin célibataire, mais je ne l’ai toujours pas vue dans le TER de l’enfer. Les devantures d’un magazine pipole m’ont prévenu. J’ai aussi vu que Salma Hayek avait rajeuni et qu’elle ne ressemblait plus à elle-même dans son film sur Frida Kahlo. Beigbeder nous présente les douze plus belles filles du monde : des clones moulées sur le même squelette, dans un rêve pathétique à l’américaine. Au loin, les éoliennes tournent en rond et la plupart des gens envoient des SOS, un téléphone portable à la main. Killian est arrivé dans le trou du cul du monde avec sa mère, sa sœur et sa tante. L’automate lui annonce qu’il est là. L’automate nous annoncera que nous n’y sommes plus. L’automate nous annoncera notre destination. On se croirait dans un disque de Pink Floyd de 1975.

Jennifer, tu m’entends ?

Si ça se trouve, c’est le prénom de la mère de Killian. Je viens juste d’y penser.

Dans le TGV hier soir, j’ai oublié de le dire, mais c’est drôle : les contrôleurs ont pris l’habitude de prévenir les idiots d’attendre l’arrêt complet du train, de sortir par une porte, et de préférence sur un quai. Sans doute une politique anti-suicide un peu exubérante.

Progrès.