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David Bowie à 7h55

lundi 11 janvier 2016, par Grosse Fatigue

Hier soir avec les enfants, on a travaillé la première page de Wild is the wind. Ce n’est pas un morceau de lui, mais c’est un beau morceau. La grande était à la basse, le grand au piano, et le petit à la batterie. La petite préférait regarder le journal de 20h pour mieux comprendre la politique mais on s’en est tiré plutôt bien. J’ai demandé au grand de faire les accords à la main gauche pour libérer sa sœur la bassiste, qui enchaînait les trois notes d’un la mineur en faisant un peu la tête.

Ce matin dans le train il y a des éclairs, j’ai pris mon gros appareil reflex qui ressemble aux reflex d’autrefois. Je lui ai collé un vieil objectif manuel en me disant qu’en général, j’avais de vieux objectifs. Et puis je me suis mis à rêver d’arriver dans la plaine au moment où le ciel sera strié d’éclairs, et d’aller voir la mer aussi, parce que l’hiver agité donne de belles photos, des photos difficiles et contrastées, même s’il n’y as plus d’hiver, mais surtout de l’agitation. J’avais en tête les agressions sexuelles de Cologne, et je me disais que la guerre d’aujourd’hui est terrifiante et sournoise, qu’elle ne veut pas qu’on lui échappe et la preuve : j’y pense à 7 heures 54 du matin.

A 7h55 j’ai reçu un message : David Bowie est mort. J’ai répondu à cette amie que je ne voulais pas. Même si le dernier clip me semblait très prémonitoire. On ne peut pas revenir à une musique personnelle et - un peu - difficile dans un âge aussi commercial si l’on n’a pas derrière la tête une perspective plus abrupte. Je m’étais dit cela en regardant Bowie sur mon ordinateur, avec les enfants dubitatifs et inquiets. Je pensais qu’il se moquait de la mort, qu’il en était loin, et puis surtout que des millions de salauds vivent très vieux sans jamais être condamné ce qui devrait être une raison suffisante pour ne jamais croire en dieu, ou du moins en un dieu juste.

Mais Bowie mort ? Impossible. Dès lors que l’on a passé les vingt-sept ans dans ce métier, on est immortel.

Je n’ai pas envie que Bowie soit mort. Je crois encore à un happening à cause de Warhol par exemple, et même s’il reste Iggy Pop ou Mick Jagger, ça n’a plus grand-chose à voir nos années soixante-dix. Bowie. Avec un vieux copain, on écoutait en boucle des pirates japonais où l’on n’entendait rien, et j’essayais de comprendre les paroles sombres des albums allemands, sans grand succès. Et le voir en 1984 à l’hippodrome d’Auteuil : on était cinquante-mille je crois. Ecrasé au premier rang, comme le paroxysme de mes dix-huit ans, en juillet. J’écoutais Bowie avec Sophie Jumeau, on était snob et je croyais que ça nous rendait beau : l’adolescence, comme une fuite en avant.

Ce qui m’inquiète, c’est d’en être là. Je déteste les fans en général, et les croyants en particulier. Mais si la mort de Ziggy Stardust me bouleverse tant, c’est sans doute parce qu’après, il n’y a personne. Je sais bien que les vieux parlent comme ça. Alors j’en suis. Mais il y a autre chose. Il y a l’épuisement de la perspective. Pour retrouver du génie, il faut changer de style, de genre, de musique. Dans la pop, il n’y a plus personne, parce que c’est un style mort. Sting chante avec Mylène Farmer, c’est dire si le commerce...... Et si Bowie changeait de style, c’était pour mieux s’inventer. Il n’y a rien à entendre dans les styles récupérés : tout est récupération. Le mercantile reprend ses droits dès lors qu’une tendance s’annonce. Bowie était tombé dedans mais son dernier album s’annonçait juste : il sonnait vrai. J’ai donc cru au retour, au retour d’un âge d’or, pauvre naïf.

Il n’y a pas de retour : il faut juste trouver un autre chemin. Le jour se lève, les vitres du train sont couvertes de boue et nous sortons de la vallée pour entrer dans la plaine. S’il y a des nuages, il n’y a pas d’orages. Pas d’éclair. Tout reste sombre. J’ai envie d’inventer des choses.

Et puis penser que D’Ormesson est toujours vivant et que Bowie est mort.