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Nous étions si heureux. Dixit.

mardi 5 janvier 2016, par Grosse Fatigue

Noël est passé. J’ai fait l’erreur d’emmener les gamins voir un film sur Wall Street après avoir traîné dans le parc d’attraction, d’auto-tamponeuses en manèges et carabines. Ils n’ont rien compris au film, j’ai fait semblant. Nous sommes rentrés peu avant huit heures du soir, il faisait nuit depuis longtemps, mais l’hiver n’était toujours pas là. Le cadran lumineux de la voiture indiquait 15° celsius, rouge sur fond noir. Avec d’autres arbres, on aurait pu se croire à Nice peut-être, ou bien à Rome. Ou nulle part tant le monde ne ressemble plus qu’à lui-même. Les guirlandes de la ville tranchaient sur la tiédeur alentour.

Je ne sais plus ce que l’on a mangé. J’ai cherché les cadeaux cachés, les ai posés devant le petit sapin. Dans deux grands bacs dorment des guirlandes inutiles, tant le sapin est plus petit que les années précédentes, à l’image du bonheur, lui aussi rétréci. Les gamins étaient fous de joie.

J’en ai profité pour me cacher dans une chambre, dans le noir, profitant de l’enthousiasme général pour retenir trois larmes, et appeler ma sœur, qui m’a demandé de tenir le coup. Les gamins criaient en bas, merci papa, merci papa.

Aujourd’hui, c’est le 25 décembre. J’ai toujours détesté ce jour, malgré une parenthèse de quelques années. Enfant, je recevais une enveloppe avec dix francs dedans, et je digérais ma solitude de gamin de vieux.

Les enfants sont heureux. Aujourd’hui, c’est la fête de la famille, de la famille défaite. Les gens fatalistes me disent que l’on s’y fera, mais c’est comme rater une révolution, une éclipse du soleil, ou un concert de Miles Davis : il y a un moment où tout est trop tard. J’ai décidé de ne jamais m’y faire : c’est mon tempérament à moi. Je ne m’y ferais jamais, je ferais juste AUTRE CHOSE.

Je ne sais pas encore quoi.

Leur mère est venue les chercher vers dix-sept heures. Comme le jour du passage devant le juge, il y a quinze jours, elle ne m’a pas salué, ne m’a rien dit. J’ai reconnu l’inconnue en elle. Depuis qu’elle aime un porc, elle a changé. Ou bien étais-je aveugle ? Mais à l’image des plages de Bretagne, la beauté qu’elle représentait autrefois est aujourd’hui abîmée, transformée, comme défaite. Défaite.

Je lui sais deux visages, deux voix, deux façons de parler, deux êtres dans un seul corps. Depuis un an maintenant, quand je la vois, je sais laquelle des deux va me parler. Au début, c’était effrayant. Aujourd’hui, c’est l’évidence. A son regard, je sais laquelle parle. J’imagine même parfois qu’elle a une sœur jumelle maléfique, et que celle-ci la tient en laisse, mais de l’intérieur. De cette inconnue avec laquelle j’ai vécu dix-sept ans, je ne sais rien. Le mystère est parfois synonyme de vide : je me console. Dans l’Île aux trente cercueils, il y avait un jumeau maléfique. Et c’était en Bretagne....

Car la mère de mes enfants veut ma mort - réelle ou symbolique - depuis plus d’un an. La femme en elle, celle qui n’a jamais tort, pense que je peux partir, abandonner la maison, abandonner mes enfants (mais m’en occuper le mercredi car ça l’arrange), les voir un week-end par mois, et la vie va.

Il y a trois semaines, je lui ai demandé - brisant mon vœu de silence - de mettre un peu d’eau dans son vin. Il ne fallait pas parler de tout cela au gamin de quinze ans un peu lunaire. L’aîné est lunaire. Il ne fallait pas lui demander ce qu’il penserait de ne voir son père que deux jours par mois... On peut faire des erreurs dans les premiers jours, les premiers mois. Mais pas au bout d’un an. Il ne fallait pas lui demander, pas lui dire, il fallait le laisser à l’écart de nos horreurs. Je dis "nos" parce que je fais partie de la pièce, mais je n’ai pas l’impression d’avoir participé au scénario.
Dans sa voiture, je lui ai demandé de mettre de l’eau dans son vin. De ne pas demander la garde complète, de ne pas s’inquiéter pour l’argent que lui réclame mon avocat, de le contredire par exemple, mais surtout, de me laisser mes enfants une semaine sur deux, ce qui est loin d’être assez.
Alors j’ai vu l’autre femme en elle, l’autre voix et l’autre vocabulaire. J’ai retrouvé celle que j’avais aimée, et c’était bien. Le lendemain, après avoir fait répéter la petite à la maison, je lui ai fait un thé dans la cuisine. Je lui ai montré mes dernières photos. Dans la véranda en pleurant, elle m’a dit "Nous étions si heureux". Nous étions deux à pleurer, dans mes bras.

Quatre jours plus tard, elle réunissait six témoignages pour mieux blinder la garde complète des enfants. Je n’avais même pas pensé à demander des témoignages. Je croyais être adulte. Je croyais laisser les gens en-dehors de tout cela. Mais qui pourrait bien croire à la réalité quand elle dépasse de loin la fiction ?

L’autre femme en elle existe encore. Mais Darth Vador meurt quand même à la fin. Je suis certain que je la croiserai de temps en temps. Je suis aussi certain que l’amour rend aveugle, mais pas longtemps. Les enfants l’ont compris. Je sais qu’il suffit d’attendre et de regarder le fruit pourri tomber de haut, et s’éclater au sol. De ce fruit, aucune graine à venir. Un grand vide. Le tronc de l’arbre est sec. Et puis, il n’y aura plus de printemps.

Il suffira d’attendre pour couronner le gâchis final.

Nous étions si heureux. Dixit.