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Tattoos et tabous

vendredi 6 novembre 2015, par Grosse Fatigue

N’est pas Levi-Strauss qui veut. En observant les étudiants depuis plus de vingt ans, j’ai rangé mes idéaux dans un placard Ikea™, j’ai jeté les clefs du piano dans l’eau, et j’irais bien voir les rois de la brocante pour vendre mon cœur trois francs cinquante....

Au début, en septembre de je ne sais plus quelle année, elles se montraient leur nombril. Il n’y avait qu’un seul nombril comme dans l’idée d’obsession. Un seul nombril. Comme ça, au début du cours, des tas d’étudiantes avaient l’air, émerveillées, de découvrir qu’elles avaient un nombril, donc, dans mon esprit embué, une mère. J’imaginais qu’elles avaient toutes été adoptées et que ce moment magique leur révélait comme un héritage, mais tout cela n’avait aucun sens. C’était l’époque du piercing nombrilistique, et la populace bien gaulée roulait des yeux en se contemplant le ventre, comme satisfaite.

L’année d’après, même scène mais à l’envers du décor : il s’agissait de se regarder le bas du dos. Des tatouages de Nouvelle-Zélande débarquaient comme la rosée en automne, et les nombrils se voyaient dépouillés de leurs vieux attributs de joaillerie et de pacotille. On se touchait, on se demandait si l’on avait souffert, et l’on s’esclaffait à tel point de cette distinction subtile et unique, tant unique que la plupart des mêmes filles la partageaient.

J’y voyais un effet de la fin annoncée de l’intimité des corps, même si celle-ci s’était atténuée sur les plages, il me semblait que l’idée même du corps disparaissait tant celui-ci devenait une sorte d’apanage de nos vides : nous ne savions plus quoi penser, nous n’avions plus rien à faire, nous ne savions plus rien faire, et encore moins que dire. Restaient ces corps imparfaits qu’une certaine classe - ou un certain manque de classe ? - s’évertuait à transformer pour toujours avec en tête cette absence abyssale de la pensée du "pour toujours", de la pensée d’une forme d’éternité de la chair, dans ses limites bien comprises, que je trouvais effrayante.

Aujourd’hui les tatouages ont envahi le territoire global, seul le nez semble encore à l’abri, et les nuques s’ornent de papillons ou d’araignées, selon la conscience du vide de nos anciens greniers. Aucun tabou ne vient protéger les corps, marchandises accidentelles, tatoués de codes-barres pour se montrer comme telles. L’impossibilité de plaire a été remplacée par la volonté de se vendre, de se pavaner, de se mettre en vitrine, avec les attributs artificiels - paraît-il - d’anciennes tribus plus authentiques que notre sauvagerie moderne.

Le mouvement inverse arrivera dans vingt ans, et les détatoueurs en tous genres auront du grain à moudre, si, d’ici-là, nous avons survécu, dans le sens ou "sur" signifierait "au-dessus" de, au-dessus de nos moyens, de nos moyennes, de notre médiocrité en somme.