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Ne lui parle plus

mercredi 4 novembre 2015, par Grosse Fatigue

Des amis m’ont conseillé la marche à suivre. Dans les divorces désagréables, il vaut mieux ne plus lui parler. Elle va te rendre fou alors tais-toi.

Sauf que c’est difficile de se taire quand on est bavard.

Oui mais tais-toi. Regarde ce qu’elle a fait, comment elle l’a fait, ce qu’elle t’a dit, et pourquoi elle te l’a dit, et regarde maintenant ce qu’elle demande au juge et ce qu’elle dit de toi : tais-toi. Ma sœur me dit cela, en rajoutant qu’il n’y a rien à rajouter. Elle insiste sur le silence.

Elle dit de toi que tu es un mauvais père et un paresseux. Elle dit de toi que tu es violent. Vois-tu : elle est complètement folle.

J’ai fait lire à mes amis sa contre-requête en divorce. Il s’agit de la salve de l’adversaire, comme en artillerie. C’est le genre de chose que l’on peut se lancer au visage seul à seul, dans un combat douteux. Mais de là à l’écrire, à le consigner, à le faire lire à un juge... Avaler et se taire. La soupe n’est plus très bonne. J’imaginais que l’on avait touché le fond depuis longtemps, depuis le début des mensonges, quand elle amenait son amant à la maison pour qu’il fasse du vélo avec nous... A chaque jour suffisait sa peine, et nous sombrions dans l’allégresse de sa folie. Les enfants tanguaient aussi. Mais là...

Il faut se taire. Ne plus rien dire, accepter de tout couper, puisque ça ne sert à rien, ni l’appel à la raison, ni l’appel au sentiment, ni le rappel du passé, des combats gagnés, de... Tais-toi.

Mes parents me disaient cela quand j’étais un gamin bavard. J’allais questionner mes voisins sur ceci ou sur cela parce que je m’ennuyais du silence de mon père et celui-ci et ma mère tout autant repassaient par-derrière pour dire aux voisins de m’envoyer paître tellement j’avais de questions à poser sur ceci ou sur cela comme je l’ai dit plus haut. Il y a des gens qui ne comprennent pas les bavardages. C’était comme une nécessité la parlote, permanente, jouer avec les mots, contrepets et palindromes, tout lire, Pif-Gadget et Picsou Magazine, Docteur Justice et Rahan, comme Houellebecq aussi. Mais se taire ? Certainement pas. Se taire, ce serait accepter d’être solitaire, à défaut d’être solide, comme si les deux mots s’étaient fondus en un seul, un nouveau, plus utile, plus utilitaire, mais solitaire ? Non merci.

Mais tais-toi donc !

Elle utilisera tout contre toi. Elle demandera à des gens qui ne t’ont vu qu’une fois de témoigner de ta bassesse. Et rassure-toi, ils existent, il n’y a pas à les inventer. Arrête même d’écrire, essaye de garder tout cela à l’intérieur.

Mais je vais exploser ?

Mais non. Tais-toi donc.

Je n’y arrive pas.

Ne lui parle plus : tu y arrives, non ?

Oui, je crois. Je compte les jours sans dialogue. Ces dialogues impossibles puisque l’on ne parle pas avec les gens qui n’ont jamais tort.

Alors tu vois : tais-toi.

C’est un peu comme mourir se taire.

Arrête-toi là.

Mais.

Non : tais-toi.

Et si je me parlais à moi-même ? Ça irait ? Je peux me parler à moi-même seulement ? C’est possible ? C’est autorisé ?

C’est ce que tu fais depuis toujours. Fais-le dans ton coin. Méfie-toi. Les murs ont des oreilles et c’est la guerre mondiale. Ne lui parle plus. Ne te parle plus.

Disparais si tu peux.

Silence.

Dans la salle, le public se lève. Composé d’un seul personnage. Le rideau de velours noir s’effondre devant cet immense miroir qui fait du public unique, de mon moi-même solitaire, le seul acteur de la pièce qui se joue dans ma tête. J’aurais aimé avoir du soutien, mais je préfère ne plus embêter personne. Les gens ont peur de ce genre d’histoire. Ils vivent encore parfois en couples et imaginent de leur côté une contamination possible. Les autres ont déjà joué devant ce même miroir et préfèrent s’éloigner de ce théâtre d’ombres.

En sortant du tribunal, il y aura les enfants sur un banc.

D’ailleurs quand j’y pense, elle voulait retourner au théâtre avec moi, elle m’en a parlé début septembre !

Mais tais-toi !

Mais c’est vrai !

Mais qu’importe !