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Seul sur terre. Heurts divers.

lundi 26 octobre 2015, par Grosse Fatigue

Il paraîtrait qu’Hitler ne voulait pas de génocide. Il paraîtrait que c’est de la faute au grand Mufti de Jérusalem. Plus rien ne m’étonne. Autrefois, les nostalgiques de la croix gammée disaient ce genre d’âneries. Aujourd’hui, c’est le premier ministre israëlien. A-t-il dîné avec Dieudonné ?

Peu importe. Une chose est sûre : il faut ré-écrire l’histoire. Ça rassure.

En poussant la porte de la salle obscure hier soir, avant de changer d’heure, j’ai regardé la nuque de mon fils. Il a quinze ans. Sa nuque est marquée d’une cicatrice verticale que l’on distingue moins qu’avant, et que l’on ne distinguerait sans doute plus si elle n’avait creusé un sillon entre ses cheveux. Il a les cheveux courts et d’autres cicatrices sur le crâne. Il y a dix ans, on lui ouvrait la tête pour retirer une tumeur, pour la seconde fois. La moitié de son visage est resté paralysée, mais par la grâce d’un geste chirurgical et d’une greffe musculaire, il peut à nouveau sourire. Son œil droit ne ferme pas complètement, et derrière ses grosses lunettes, il a l’air bizarre. Mais il est vivant.

Nous sortions de "Seul sur Mars", un western spatial en 3D sans grand intérêt. Les enfants étaient contents et dorment encore à midi, car c’est l’automne et l’on se prépare à l’hiver. Je me suis souvenu de cette période de ma vie, ma guerre mondiale à moi. C’était terrible. Un enfant pas encore cinq ans, avec un œuf mortel dans la tête, sa petite sœur adorable et inquiète, et sa mère magnifique, le ventre rond de la troisième dans sa robe verte qui disait : "Je ferais tout pour qu’il ne souffre pas". Non seulement je me souviens très bien de ces heures terribles, des nuits près de lui, à le prendre dans mes bras en attendant qu’il puisse marcher, qu’il puisse fonctionner, que son visage redevienne un visage même à demi-paralysé, mais je me dis que l’on était vraiment pas n’importe qui, et que passé cette épreuve, nous serions invincibles. J’ai gardé mon esprit d’enfants et les bandes-dessinées.

Dans le long couloir standardisé du MégaCinéma, avec sa moquette noire et épaisse, rassurante et silencieuse, je me suis trouvé, l’espace d’un instant, peut-être quelque secondes, seul sur terre. Car en revoyant la mère de mes enfants sous son meilleur aspect, en revoyant ce qu’elle a pu être, une mère au bord du gouffre, enceinte, et faisant face à la mort imminente de son gamin de cinq ans, je me suis dit que ce que j’ai lu cet après-midi, ce n’était pas d’elle. Je me suis dit que la tumeur avait sans doute muté dans sa tête à elle, que cette chose revenait, une malédiction perpétuellement mutante, que ce qu’elle disait de moi, quelqu’un d’autre le disait, mais qu’aucune mère ayant vécu ce que j’ai vécu avec elle ne pourrait dire que je suis un type violent qui n’aime pas ses enfants et veut, au final, les abandonner. Si j’avais su à cette période que cette femme formidable allait réclamer la garde complète de nos quatre enfants, un an et demi après m’avoir trompé avec un fou, et six mois après nous avoir quittés, en racontant que je l’ai foutue dehors, je n’y aurais pas cru.

Je ne suis pas croyant. Mais même.

Le passé comme l’avenir sont incroyables. Le passé se relit n’importe comment, on en fait ce que l’on en veut, et l’avenir est imprévisible. Que, de ce combat commun formidable, soit né la tragédie finale et vulgaire d’aujourd’hui, je n’en reviens toujours pas. Mon grand s’est retourné à ce moment-là, et ses jambes paralysées, et la chaise roulante, et les séjours chez le kiné, et nos espoirs... Il me souriait. Je crois qu’il entend mes pensées.

Puis le petit a poussé la porte rouge vitrée du MégaCinéma pour sortir sur l’agora du pop-corn et des jeux bruyants. Il m’a demandé "T’as aimé papa ?".

- "Tu sais, Mars, c’est désespérant, c’est comme la terre, on voudrait parfois que ce soit mieux peuplé, avec plus d’humains dedans. Quand j’avais ton âge, des gens croyaient aux martiens. Ils étaient verts et faisaient peur mais on les attendait pour se sentir moins seul. Moi, je t’avoue, seul sur terre ou seul sur Mars, c’est seul, c’est pareil.

- Tu peux m’offrir une glace papa ?"

Dans la voiture volante nous sommes rentrés à la base. Elle était déserte sauf pour le chat à un œil qui nous attendait là. Nous avons vérifié les batteries et l’oxygène, et j’ai promis au petit qu’on irait sur Mars, ou à la fête foraine, ou au manège. Que l’on ferait des dessins et qu’on irait à New-York voir Batman™ ou l’Araignée ou n’importe qui. J’ai promis des tas de choses. Des promesses d’avenir… Ça n’engage à rien . Le passé nous prouve bien que le présent n’est pas à la hauteur de ce qu’il était, avant.

Mais surtout pas revenir en arrière, non, surtout pas en arrière. J’espère mourir un jour en ayant tout oublié. Alzheimer, merci.

Merci bien.