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Kafka today

mardi 22 septembre 2015, par Grosse Fatigue

J’ai écrit aujourd’hui en anglais parce qu’aujourd’hui, les dimensions kafkaïennes de l’activité humaine sont conditionnées par la capacité communicative de la communication. Il faut communiquer. C’est tout. Nothing else. Et en english de préférence : ça fait chouette, c’est bat, c’est branché, c’est nécessairement à la mode.

Là où je travaille, dans l’une de ces institutions qui font semblant de pallier les lacunes de l’enseignement supérieur en faisant de la communication à outrance, eh bien, on communique. Mais pas n’importe comment. On multiplie des réunions où personne n’est dupe, et l’on rajoute des engrenages à une pendule qui ne donne jamais l’heure. C’est notre métier : il faut surtout que l’on voit le logo de la pendule. L’heure, on s’en fout un peu. Si l’on fabriquait des automobiles à cinq roues, l’important serait de s’assurer qu’elles tournent rond, les roues. Hier encore, on nous a expliqué que les profs les plus nuls pourraient exercer des activités de contrôle afin de vérifier que l’on est bien conforme à des standards internationaux. Des institutions internationales ne parlant pas notre langue viennent vérifier notre process, on leur raconte n’importe quoi et on leur paye l’hôtel je crois. On vérifie et on complexifie, ça n’est pas rassurant si jamais des barbares venaient à nous égorger, il est certain que le dernier cri consisterait à demander le certificat de conformité du sabre...

A la gare en rentrant, je ruminais. Je rumine de plus en plus. Un ami sur Facebook™ me racontait qu’un excellent batteur tunisien avait tout arrêté du jour au lendemain, tout revendu, pour devenir salafiste ou je ne sais quoi, et dire, comme l’Imam de la mosquée de Brest, que la musique, c’était le diable. J’ai répondu à cet ami que ma propre femme métisse était partie chez un facho en y amenant mes enfants. Le monde est bizarre.

A la gare, une jolie femme me sourit. Elle me suit du regard. J’ai compris : elle a sans doute quelque chose à me vendre. Les autres sont des clodos ou des junkies. Elle est là avec des tas de gens de la SNCF, une table et une nappe en papier, des chips industrielles et des gobelets en plastique ou l’inverse. C’est que la Région voyez-vous, voudrait que je m’abonne à leur service de vélo pliant de 20 kgs. Je m’esclaffe : je ne viens plus en vélo parce que les nouveaux trains Alstom n’ont plus de crochets pour accrocher la belle affaire, nos propres vélos. Je fais face à des gens enthousiastes qui imaginent faire le bien. Alors c’est dur. Je leur fais remarquer aussi que cette mesure écologiste vise à remplacer nos vélos par des masses, qui vont tomber dans chaque courbe, et que les contrôleurs empêcheront les gens de monter l’été, à cause des touristes. Je fais aussi remarquer à la dame en essayant de rester courtois - mais j’y arrive à cause de la fatigue - que nos trains régionaux roulent au diesel sur une ligne électrifiée depuis bientôt deux ans. Elle m’explique que c’est normal : les moteurs électriques sont en panne. Je ris aux éclats et leur propose tout le courage du monde. La jolie fille qui plie le vélo me sourit à nouveau. Je suis trop vieux ma chérie, quel dommage, tu avais l’air prometteuse.

Ah : on m’a aussi dit que tout le monde pensait que c’était une idée géniale. J’ai dit tant mieux ! Tant mieux !

Kafka today : que tout le monde se persuade qu’une idée absurde est géniale. Pour cela, il faut d’abord en faire la publicité en racontant qu’à l’avance, on a interrogé des gens avec des vélos dans le train. Je prends ce train depuis quinze ans. On ne m’a jamais rien demandé. J’imagine que les logiciels de reconnaissance faciale m’ont irrémédiablement classé parmi les emmerdeurs. Je sais surtout que tout est bidon, et qu’il est nécessaire de contrôler à quel point les quidams vont s’emparer du fake pour en faire du true, du real.

Dans le train, je rêve en répondant à mon ex-femme sur la gestion du quotidien des certificats de scolarité. Je rêve d’une erreur d’aiguillage, d’un ailleurs vraiment lointain, de l’Italie de mes songes, avec des artisans dans les boutiques, une Italienne à mon bras, une sensuelle sans histoire, une jolie brune tendre, en robe d’été, qui me dirait qu’elle m’aime sans penser à mal, on irait se baigner, on mangerait du poisson le soir, des musiciens joueraient des Tarantelles, je lui parlerais en Italien, ce serait le sud mais jamais la guerre, il n’y aurait que des promesses d’enfants à venir et des livres sur les comptoirs, les couleurs se marieraient sur les façades ocres au coucher du soleil, et de nombreux amis avec des sourires et les cheveux longs nous raconteraient à quel point leur vie est pleine de passion et d’amour, pour le travail bien fait, le partage, le don, la générosité. Ah oui, je rêve de tout cela, d’un temps plus long, d’une autre vie, d’une déconnexion for ever, de musiciens et de vin rouge, de Nicole Croisille parce que si, c’est une sacrée voix et que, l’Italie si ce n’était le fascisme, serait une France rêvée. Ah oui j’avoue dans le train-train qui m’emporte comme tous les soirs, que j’en ai les larmes aux yeux d’en avoir si marre de la laideur, du quotidien, des platanes morts, de mes enfants perdus, de mon espérance de vie, de la manière dont l’Amérique traite ceux qui sont les seuls Américains intéressants à cause du Jazz : les Noirs, et j’en passe et des meilleures. J’en ai marre aussi que Rezo.net ne me lise plus, parce que j’en ai marre des abandons et des idéologies, que je voudrais un peu de légèreté, une bouffe entre amis, un suicide mode d’emploi, un retour en arrière, un tour en vélo avec des bacheliers de mon âge sans avenir, voilà.

Today, c’est ça.

Et relire Kafka avec Delphine, parce qu’elle m’avait fait découvrir Italo Calvino. Je rêve de femmes qui me feront découvrir le monde en soulevant leurs jupes, des femmes généreuses, une pizza à Naples, le Vésuve en éruption.

Now.

Now !

La femme à ma droite dans le train regarde mon écran. Elle me sourit. "C’est vous GF ? Je ne vous imaginais pas comme ça !".

Savoir que cette inconnue m’imaginait, même un instant, m’imaginait....

M’imaginait !