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Bonne chance pour le temps qu’il te reste à vivre

jeudi 30 juillet 2015, par Grosse Fatigue

Il est au téléphone il me raconte la chose. Il a commencé une thérapie expérimentale pour empêcher le crabe d’envahir l’eau douce qui constitue ce qu’il est, le reste de son corps. Pas de chimiothérapie, pas de radiothérapie. Le crabe, c’est la pollution absolue. Je pensais à lui à la plage avec les enfants qui sautaient dans les dunes. J’ai retrouvé le plaisir du noir et blanc malgré le numérique on m’autorise enfin à la fonction noir et blanc par programme interposé ça va mieux. J’y pensais en regardant les gens manger allongés des saloperies sous cellophane sous parasol sous le soleil voilé. J’y pensais en regardant les nuages en damiers au-dessus de nos têtes pendant que le petit me criait "Papa regarde !". C’est important le regard d’un père.

Il est au téléphone et est presque désespéré. Mais il reste de la vie donc il reste le reste. Ce qui va avec. Je suis désespéré. Nous avons l’habitude de nous balancer des textos idiots dans lesquels on écrit "Power" à cause d’un livre de partitions de batterie qui commençait comme ça. C’est idiot ça fait partie de nos intimités. C’est mon neveu, il vient de fêter son anniversaire. Il est sorti de tout et surtout de la merde mais voilà que le cancer est arrivé.

Mais ça n’est pas tout bien entendu. Le cancer, c’est tellement banal. Non, il était en formation dans la grande entreprise nationale qui voit mes trains régionaux en panne et ses trains rapides à l’heure de la libéralisation. Ah, belle entreprise ! On lui a dit qu’il était licencié. Il ne serait pas assez bon aux tests de la formation. Je veux bien y croire. Mon neveu, bon, ça n’a jamais été un bon élève.

Mais j’ai quelques doutes quand même. On lui a bien fait comprendre, à l’oral, que sa maladie allait coûter cher à la boîte et qu’on ne pouvait pas le recycler ailleurs. Ça ne se fait plus. Avant, ça se faisait. Mais c’était avant et avant, tout se faisait. Aujourd’hui, rien ne va plus. Avec sa maladie coûteuse et son traitement, on préfère le licencier. Le type au téléphone lui a dit : "Bonne chance pour le temps qu’il te reste à vivre." On n’est pas très intelligent dans les entreprises nationales. On n’est pas très intelligent les gens en général. On n’est pas très. On peut même être carrément odieux, con, lamentable. C’est ici le cas.

Mon neveu est comme un petit frère que j’aurais sorti de la merde, un ancien punk à chiens, un ancien dealer, un type qui vivait dans un camion de rave party en rave party.

Le rêve est parti, la vie est revenue, il a trouvé du boulot, on a fait du vélo. On y a cru. Et là, les cons qui nous entourent ont osé lui parler.

On s’est dit un dernier power au téléphone. Il a mal au crâne à cause du traitement. On refera le Galibier ensemble. J’espère inviter le monde entier par internet ici-même pour nous accompagner, ce sera bien. Chers amis : remettez-vous au vélo. On s’est même dit qu’on allait traverser les Alpes comme on traverse les emmerdes... Ou les moments de solitude.

Je rêve à tout cela pendant que le petit me dit regarde papa. Il faut regarder le petit qui fait du surf. Il a la tête sous l’eau et recommence et rigole. C’est l’antidote au malheur un petit qui rigole...

Puis en voiture il me dit : J’aurais préféré que son cancer, il reste sur sa peau, là, par exemple sur le bras, que ça reste petit papa.

Je suis bien d’accord : que ça reste petit, papa.