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Victoire au sprint

dimanche 28 juin 2015, par Grosse Fatigue

Papa,

Tu es mort le premier mai 1988. Ça fait un bail. Mais ce matin, je ne sais pas pourquoi, ce matin de juin où le vent du sud nous annonce le Sahara et le Maroc, ce pays où tu vivais en 1938, ce matin, ton fils le petit dernier, eh bien, moi-même, figure-toi papa, que j’ai gagné au sprint !

J’en avais les larmes aux yeux. Je n’étais pas revenu dans mon club depuis Noël, depuis que j’avais découvert que la merveilleuse mère de tes petits-enfants me trompait depuis neuf mois avec la pire des crapules. Je t’avoue que l’on a chacun sa guerre mondiale, toi la vraie, moi la petite en mode très mineur, à regarder les enfants vaciller.

Je n’étais pas revenu voir les gars du club. Oui, j’aime cette expression moi qui ne suis pas communiste. Les gars du club. C’est que l’on s’entraide, qu’il y a parmi nous des peintres et des artisans, des instituteurs, des durs à cuir et des retraités refusant d’abandonner ce qu’ils considèrent être comme un droit à la jeunesse. On en a bavé dans les côtes papa, et, comme tu le sais, moi, l’intellectuel auquel tu ne comprenais rien et qui te méprisait les soirs de match de foot et surtout les vendredis soirs quand je voulais regarder Apostrophe, eh bien voilà : j’ai gagné au sprint le matin de mon retour.

Je l’ai dit : j’en avais les larmes aux yeux.

Je suis revenu et redevenu. C’est un truc de cycliste, un truc d’accomplissement. Un truc auquel je n’ai jamais cru. J’en ai encore un peu honte, surtout ici, avec ma clientèle d’extrême-gauche même si le vélo de route, ça reste très prolo. On conchie les golfeurs, avec leurs bedaines et leur gant blanc, si tu savais...

Victoire au sprint, redevenir soi-même. J’ai repris goût à la photo, à la lecture, à l’écriture, à la batterie : j’ai joué hier soir sur une jolie place et les enfants sont venus me voir. Je reprends goût comprends-moi : je ne suis pas encore mort. Je voulais que tu le saches, et pour qu’un père même mort sache que son fils va mieux, il me semble indispensable d’en parler au monde entier. Tu en entendras peut-être les échos, les bribes, même si, je te l’avoue, je n’y crois guère, et j’écris pour me faire du bien, pour le principe de plaisir.

Ce soir, je pars à Paris. J’irais en train puis je traînerai sous la canicule annoncée, Sirocco et Sahara, sable et soleil, sur les berges de Seine. J’ai trouvé là-bas un appareil-photo d’occasion qui doit coûter deux fois ton dernier salaire d’ouvrier. Je ferais des portraits de tes petits enfants en attendant le Tour de France. Et si jamais les enfants voulaient changer de chaîne pendant les retransmissions des étapes de montagne, crois-moi, je ne me laisserai pas faire. La boucle est bouclée.