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Brett Sinclair et moi

dimanche 21 juin 2015, par Grosse Fatigue

La vague des amis reflue je l’ai déjà dit je vais maintenant m’abstenir. Tout rentre dans l’ordre, elle est partie et revient de temps en temps quand je ne suis pas là pour récupérer des couteaux des plats des serviettes. J’ai honte de l’avoir aimée. Pourvu que les enfants ne le sachent jamais. La vague des amis reflue et je me pose souvent ces questions cons amour amitié allons donc. Ma fille de treize ans m’a fait la leçon. Papa, l’amour, ça ne dure pas et ça finit vraiment très mal. Regarde-toi à avoir aimé maman ! Alors que les amis sont là, toujours.

Je ne suis pas sûr qu’à treize ans on sache tout cela. Je ne suis pas sûr que cela soit vrai. Mais tout cela m’écrase et je m’écroule de temps à autre dans la gamberge. Quelle idée d’être cérébral.

Ce matin Brett Sinclair est venu me chercher. Dans ma tête la musique d’ Amicalement Vôtre et cette vieille blague entre nous moi bohême origine ouvrière, lui grande classe made in Neuilly sur Seine. Brett est un bourgeois voyou, il roule en Porsche même si ça ne l’amuse plus, il déteste le monde entier et je lui rends bien : moi aussi la plupart du temps. Mais : je lui ai toujours fait confiance. Je n’ai jamais vraiment su pourquoi. Nous sommes totalement opposés. Il y a des tas de choses que je déteste en lui mais les amis ne sont pas des produits parfaits. On n’est pas à Cupertino dans la vie réelle. Loin s’en faut. Et puis il n’aime pas l’argent. Il me l’a dit clairement : j’en ai toujours eu, ça ne m’intéresse pas. Je l’ai cru.

Je n’avais jamais bien compris pourquoi j’aimais Brett Sinclair comme un ami jusqu’à ce jour.

J’ai toujours pensé qu’un ami doit vous enrichir. C’est à cela que j’ai compris pourquoi je me passais bien de certains, ces deux ou trois qui l’ont soutenue elle, la femme de ma vie enfuie (ma vie enfuie, comprenez-moi). Avec eux, j’ai toujours eu l’impression de traverser une turbulence, et la turbulence est faite de vide, d’absence. Il y a des amitiés sans soutien, des amitiés historiques. On peut en couper les branches, l’arbre s’en porte mieux. Il ne faut pas hésiter. J’ai quitté mes anciens voisins ainsi. Elle avait toujours tort et était têtue comme un âne. Elle insistait. Il lui était soumis et mou. Bon vent.

Brett est venu me chercher. Il est plus grand que moi, il est athlétique et bien né, et ses enfants sont gentils et polis et je les aime beaucoup. Les enfants bien élevés sont rares, de nos jours. C’est pas comme les méduses, par exemple. Brett est toujours en retard, toujours pressé, il doit toujours finir tout plus tôt que prévu et a sans cesse d’autres priorités. Mais il est venu me chercher.

L’autre jour, en rentrant d’une jolie sortie en vélo, de vallées en forêts, il s’est arrêté. J’ai fait demi-tour et l’ai rejoint. Il avait vu un sac de couchage bleu dans la vallée en contrebas. Il m’a proposé d’aller voir. Et j’ai pensé à la mère de mes enfants, médecin elle aussi. Jamais elle ne serait descendue. Dans la rue, on pouvait mourir à ses côtés. "Je ne suis pas payée pour ça, ils ont qu’à attendre le SAMU". Dans les herbes hautes à vélo, le sac de couchage nous a entendus et la SDF qui y cuvait ses mille litres de rouge s’est réveillée en sursaut. Brett lui a demandé, madame, si tout allait bien, madame. Il a bien dit madame. Je me suis dit qu’il roulait en Porsche, qu’il refaisait des seins à des femmes qui en avaient les moyens, et qu’elles n’avaient pas toute un cancer à cet endroit. Brett est chirurgien dans la plastique. Mais Brett appellent les clodos madame quand ce sont des femmes. Elégance.

Brett est passé me chercher pour aller faire du vélo. Et j’ai compris. Il m’a dit "Ça va pas toi ce matin". J’ai compris qu’il sentait les choses. Je le savais sans le voir. Je le sentais sans le savoir. A la fin de la sortie, il m’a dit "Ça va pas mieux toi". Et ça n’allait pas mieux mais j’étais content de pouvoir lui tirer le portrait. Le portrait d’un ami.