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L’ordure ordinaire

mardi 23 juin 2015, par Grosse Fatigue

Mon neveu a un cancer. C’est un putain de cancer, celui des enfants qui vont à la plage quand ils sont enfants, celui qui fait des taches brunes qui saignent, celui qui s’infiltre partout et lentement, celui dont on réchappe mal ou peu, ou peu s’en faut. Une saloperie. On lui a enlevé ce que les quidams appellent un grain de beauté tu parles d’un euphémisme. Puis un an après, on lui a retiré des ganglions. Puis on lui propose l’expérimental.

L’expérimental permet de rester en vie plus longtemps que six mois comme c’était le cas il y a six mois. C’est ce que l’on dit aux nouveaux venus dans le manège. Aujourd’hui, ça va toujours mieux. Il y a cinq ans, il n’y avait pas d’espoir. L’avenir est à l’espoir, c’est toujours ça.

Mon neveu est comme un frère, même si je suis plus proche de lui que de mon propre frère, mais ça n’a pas d’importance.

Le voilà au téléphone l’autre soir et ça va mal. C’est qu’il est en formation pour devenir conducteur dans la grande compagnie nationale dont j’adore les TGV duplex quand on va à Marseille même si c’est - dans mon cas - pour aller à Lille. Même si, une fois sur deux, je suis au rez de chaussée et que je préfère l’étage à cause du paysage et du panorama : j’aime traverser les champs de bataille et voir ce que l’on en a fait. Des zones pavillonnaires. Et je suis ravi de savoir que les soldats morts le sont toujours pour rien. Avec le fric que coûte une guerre mondiale, on avait de quoi offrir une maison individuelle à tous les Poilus de quatorze, voire plus. Tout cela est parti en fumée et en plomb.

Garde à vous.

Je l’ai eu au téléphone et ça va mal. C’est qu’il a avoué la chose. Il a craché le morceau. Il leur a dit. Putain de naïf. J’ai oublié de préciser que mon neveu, c’est la bonté même. Alors il leur a dit qu’il allait suivre un traitement chaque semaine, parce qu’il avait un cancer. Et vendredi soir au téléphone, il m’a expliqué par le menu comment les formateurs l’ont descendu toute la journée, en l’humiliant, en le rabaissant, en lui faisant comprendre qu’il n’était pas des nôtres et que c’était la seule chose à comprendre : tu n’es pas des nôtres, tu es un mort en sursis, et c’est maintenant que l’on voudrait te virer, tu es à l’essai, malgré ton CDI. Que faire de toi si tu nous coûtes trop cher petit contractuel ? Pense au bilan. Pense au comptable.

Personne ne viendra t’aider car tu n’es d’aucune corporation, d’aucun réseau, d’aucune ancienneté. Débrouille-toi autrement, retrouve ton dernier job, refais risette à l’ancien patron, courbe le dos et fais grise mine, mais nous, là, la grande compagnie avec les TGV duplex qui plaisent tant à ton oncle, eh bien, on n’a rien à faire avec un contractuel qui aurait trop bronzé à la plage quand il était encore petit et encore blond et bien trop naïf pour comprendre qu’on va pas se laisser faire. Oui, ça existe.

Tout cela est vrai et bel et bien laid. Je me demande juste comment le ou les types qui essayent de flinguer mon neveu font, le soir, pour se regarder dans une glace, se débarbouiller et se laver les dents. Il y a des mystères incroyables. Immenses. Des mystères à l’origine des guerres et de la haine, ce sont même leurs carburants. Certains y verront de la soumission à l’autorité, de celle dont on dit que l’on ne faisait qu’obéir aux ordres. Mais j’ai toujours des doutes à ce niveau. Car moi madame, oui, moi, eh bien j’en suis sûr. Je ne ferais jamais ça.

Plutôt crever.