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De Gainsbourg à Koons

jeudi 27 novembre 2014, par Grosse Fatigue

- « Il est bien mon dessin papa ?
- Non il est pas bien.
- Mais papa pourquoi tu me dis ça ?
- Je réponds à ta question.
- Mais pourquoi il est pas bien mon dessin mais papa ?
- Il est pas bien parce que tu ne m’écoutes pas. Ça fait trois ans que je te dis de recopier les dessins des autres pour savoir dessiner, ça fait trois ans que tu grabouilles tes trucs à toi qui sont toujours pareils alors je te le dis maintenant. J’en ai marre.
- Mais papa, on dit pas ça à son fils !
- Si justement. Je te le dis parce que, maintenant, je te fais confiance. J’ai lu Jean Piaget tu sais, et à six ans, je pense que tu dois commencer à comprendre que les papas ne doivent pas toujours dire que la vie c’est rose.
- Mais papa, je te parle pas de la vie, je te parle de mon dessin !
- Il est moche ton dessin, un point c’est tout. C’est un gribouillage, un gribouillis, un crabouillis, c’est rien du tout. Tes dessins sur les feuilles recto des mémoires de mes étudiants, c’est bon pour la corbeille papier. T’avais qu’à m’écouter.
- Mais enfin papa, si ça se trouve, tu sais pas que mes dessins sont bien ! Comment tu peux savoir ?
- A cause de Gainsbourg.
- Qui donc ?
- Gainsbourg. Serge de son prénom.

La sœur intervient.
- Mais papa, c’est un chanteur !
- C’est aussi un peintre. C’est un artiste. Bien sûr, à la fin de sa vie, il a commencé à faire n’importe quoi. C’est pour ça que la vie a une fin. C’est aussi pour cela que la mort frappe les artistes jeunes : ça nous permet de croire au génie, c’est avant qu’ils ne s’aperçoivent que leurs signatures valent de l’or. Tu vois, Picasso est mort trop vieux. C’est dommage.
- Et pourquoi tu parles de Gainsbourg ?
- A cause de Jeff Koons et des grabouillages nullos de ton petit frère.
- C’est pas nullos papa ! C’est toi qui dit n’importe quoi !
- Non. J’ai enfin trouvé un argument majeur dans l’art. Je vais m’y tenir. C’est le fil directeur. En y revenant, on se sent bien. On peut affirmer des choses.
- C’est réactionnaire papa ?
- Pas vraiment. Ça le sera dans la bouche des amateurs d’art contemporain. Mais je ne crois pas que Gainsbourg fût réactionnaire…
- Alors c’est quoi ?
- C’est simple. Pour savoir si une œuvre contemporaine est intéressante, il faut s’assurer de la formation initiale de l’artiste.
- Ouh là là : ça commence déjà à être barbant tes histoires papa !
- Oui je sais, mais c’est pas grave. Arrête un peu avec le Nutella bio, c’est pas si bon !
- Gainsbourg ?
- Oui, tiens, je vais vous montrer. Là, il est avec Pierre Perret, Louis Chedid, et puis le pauv’Guy Béart. Gainsbourg était un type triste. Et c’est bien normal. Il était si laid et génial qu’il avait eu la Bardot à la grande époque. La grande classe. Après, son âme est morte à petit feu.
- Je croyais qu’elle était d’extrême-droite ?
- J’ai déjà répondu à ta question : les génies finissent mal s’ils ne meurent pas jeunes.
- Donc Gainsbourg ?
- Gainsbourg est invité poivrot à l’émission de Pivot. Tu ne peux pas imaginer ce que ça voulait dire. Je me battais les vendredis soir avec mon père quand il y avait des matchs de foot pour que l’on puisse regarder « Apostrophe » sur la deux. C’est comme ça que ça s’appelait. Des écrivains célèbres et même des étrangers venaient discuter à la télévision, et moi, je me disais qu’un jour on m’inviterait aussi…
- Mais papa, t’étais un rêveur ou quoi quand t’étais petit ?
- Oui, c’est sûr. Mais mon père voulait voir la une et moi la deux.
- Et y’avait combien de chaînes ?
- Trois
- Trois ?

SILENCE TOTAL.

La petite reprend :
- Et alors ? Gainsbourg ?
- Eh bien Gainsbourg a commencé à se moquer de Guy Béart quand il a parlé d’art en poussant la chansonnette à la guitare. Je t’avoue que Gainsbourg a triché un peu. Il a joué des accords un peu tendus sur le piano, pour faire croire à tout le monde que l’on ne pouvait pas faire la même chose à la guitare. On peut le faire, même si l’on n’en fait qu’un à la fois, et que ça impressionne un peu moins.
- Mais pourquoi il a fait ça ?
- Pour fermer son clapet à Béart, qui se prenait pour un génie alors qu’il était juste rose et bouffi. Il lui a dit qu’il n’y a pas d’art sans initiation. Et ça, c’est quelque chose !

Le petit intervient :
- Ça veut dire quoi « Initiation » ? C’est réactionnaire ?
- Ne mêle pas la politique à ça, tu n’as que six ans. Non, ça n’est pas réactionnaire. Je pense même que c’est libertaire si l’on pouvait permettre à tout le monde d’être initié. Ça ne serait plus alors un délit !
- Un délit d’initié ?
- En quelque sorte.
- T’es pas drôle papa !
- On s’en fout.
- Donc t’es en train de nous dire que Jeff Koons, ça n’est pas de l’art, mais juste de la crotte commerciale parce que le sus-dit est sans doute incapable de dessiner quoi que ce soit, de peindre ou de sculpter, qu’il fait faire cela à d’autres mais qu’il a compris que le public n’étant plus initié à rien l’accepterait comme artiste en confondant l’art et le discours sur l’art ?
- Ma chère fille, je suis fier de toi. Tu as tout compris à neuf ans, un vrai rêve ! Bien sûr, le pauvre Koons est comme Andy Warhol : il n’a aucun talent. Les gens qui n’ont aucun talent peuplent le monde. Ils peuvent compenser de deux manières. La première, la plus noble, est de travailler. C’est la vision de Romain Gary : faire de son mieux. La seconde, c’est d’avoir un réseau. C’est pour cela que ton grand frère ne trouve pas de stage de troisième en boulangerie : nous ne connaissons pas les boulangers.
- Papa, c’est aussi un peu la lutte des classes, non ?
- Bôf, si tu veux, mais c’est réducteur. L’argument de Gainsbourg est limpide : si l’on pouvait encore initier tout le monde aux grands principes de l’art, l’harmonie, la perspective, le rythme, toutes ces choses qui font aussi bien la musique que la peinture ou la littérature, eh bien, les usurpateurs disparaîtraient !
- Mais on n’a pas le temps, c’est ça papa ? dit le petit.
- On n’a pas le temps.
- Papa, il est trop long ton texte dit la plus grande.
- Et puis il fait trop père la vertu.
- Papa, fallait écrire ça avant notre naissance.
- Papa, il est trop tard !
- Je sais. Mais ça fait un bien fou de retrouver un principe simple pour juger de l’art. J’ai fini l’article sur Jeff Koons dans Books™. C’est un excellent article. Mais quand on le compare à Duchamps, ça me fait rigoler. L’art, ça n’est pas que de la provocation anti-bourgeoise. L’art, c’est surtout un apprentissage. Aujourd’hui, plus rien ne provoque le bourgeois, rien de rien.
- Tu trouves que les tags sous le pont de l’autoroute, c’est de l’art ?
- Ben oui. Ils ont appris ceux-là, à peindre avec des bombes à peinture. Ils ont dû en gâcher beaucoup !

Le petit de conclure :
- Mais papa, comment on apprend alors ?
- Ça fait trois ans que je te le dis : en copiant.
- Et t’as trouvé une chute ?
- Une chute à quoi ?
- Ben, dans les textes, faut une chute, tu sais bien, non ?
- Ben non, j’en trouve pas.
- T’as qu’à copier, ça t’apprendra ! »