GROSSE FATIGUE cause toujours....

Accueil > Petits ras-le-bol > Le jardinier et Brigitte la haie

Le jardinier et Brigitte la haie

mercredi 5 novembre 2014, par Grosse Fatigue

J’ai laissé faire. Non pas par nostalgie de la lecture d’Adam Smith, mais simplement pour emmerder la voisine aux cheveux courts et à la mâchoire carrée. Ce n’est pas tant que je crois à la morphopsychologie - pas plus qu’aux magazines féminins - mais plutôt à la force des rides : j’y vois à la fois une forme de sédimentation du manque d’humour et l’érosion classique des masques au dégoût permanent. La voisine aime les pesticides, les insecticides, les choses comme ça.

J’ai laissé faire le jardin.

Le jardin m’a dépassé. Je n’ai pas les outils pour tailler les arbres, les clématites, les tilleuls, les lilas, je ne sais pas quoi encore, ces arbustes dont j’ignore le nom. J’ai appelé des élagueurs pour faire le boulot. La voisine a en quelque sorte gagné, même si je balance en secret des graines de potirons enrobées de fumier à chaque printemps, dans les recoins accessibles de sa pelouse au cordeau. L’année prochaine, je balance un stock de pissenlits parachutistes.

Un élagueur est venu. Trois quarts d’heures de retard. Oubli complet. Je l’ai appelé pour l’engueuler mais il m’a promis de venir au plus vite. Il avait le petit bide des types de la trentaine qui ne savent pas à quel point le temps passe vite. Il était singulier. Surtout quand il m’a avoué qu’il aimait mon jardin. Que ça lui faisait du bien un jardin comme ça. Bucolique. Campagnard. Désordonné. Sauvage. Mélancolique. Polnareffien.

Il avait du vocabulaire.

Et moi :
- "Parce que les autres jardins, c’est...
- Vous verriez, on taille des haies à longueur de journées. Les gens, ils veulent tous la même chose. Des haies de thuyas comme dans votre très vieille chronique à propos de votre beau-frère de quand vous étiez petit. On se demande souvent avec les gars pourquoi les gens ne veulent pas voir le jardin de leurs voisins ! C’est le même que le leur !
- Ils ont peut-être peur de savoir qu’ils n’ont rien d’original. C’est un vice l’originalité. Les gens aiment le carrelage aussi.
- Ils en posent même dehors ! On taille des haies, on s’ennuie c’est pas possible ! Des centaines de mètres de haies à la même hauteur, même largeur. C’est pas chez eux qu’on verrait une cabane dans les arbres comme la vôtre ! Les gens, ils veulent du carré !
- Et du carrelage aussi, hein...
- C’est pour la propreté. Tout ce qui est naturel leur donne l’impression d’être sale. Nous, rarement ils nous serrent la main. Vous vous souvenez de ce que disait Jünger à propos de cette touriste américaine dans un hôtel égyptien ?
- Si je m’en souviens !
- La vie standard. Les lotissements.
- Ah les cons.
- A qui le dîtes vous !
- Ben à vous !
- Ah ! Vous êtes un sacré rigolo monsieur Fatigue ! Vous payez pas de mine comme ça, hein !
- Payer des mines, dans un pays comme le nôtre, on creuserait pas loin !
- Ah ah ah ! Alors vous, vous aimez bien rigoler !
- C’est tout ce qui nous reste. Avec une sauterelle de temps en temps. J’en ai observée une en septembre juste là, sur cette pierre !

Nous nous recueillons quelques instants. Puis le jardinier reprend :

- Vous aussi vous vous demandez où elles passent l’hiver ?
- Je me pose la question tous les ans. Surtout pour les grosses sauterelles vertes, ou les écureuils, les hérissons en environnement urbain....
- Moi c’est pareil. A chaque fois que j’en vois, je crois au miracle.
- Soubirou.
- Oui, j’aimais bien ce dessin animé quand j’étais gamin, vous aussi ?
- On n’échappe pas à sa génération.
- Dîtes-donc, votre voisine, là, elle a l’air d’aimer les pesticides ?
- Ah, vous avez remarqué ? Elle s’en est mis dans le slip depuis la puberté. Elle est morose.
- C’est fou ce que les gens sont capables de faire pour correspondre au diptyque nature/culture de Lévi-Strauss.
- Bah, moi j’ai bien aimé Anthropologie structurale I et II. C’était une lecture obligatoire.
- Ah, vous aussi vous avez fait sociologie ?
- Pourquoi ? Vous aussi ?
- Oui. Jusqu’au doctorat. Et puis après, il a fallu trouver du boulot.
- Y’a pas de sot métier.
- Y’a pas de sot métier.
- Une bière ? Un verre de pinard ?
- Je prends comme vous."