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Le pavé numérique

samedi 4 octobre 2014, par Grosse Fatigue

Je lis un magazine littéraire qui porte un autre nom et pour la troisième fois dans le mois je découvre un auteur américain, un ancien pilote de chasse, le même, je me jure de le lire en anglais un jour, demain par exemple, en imaginant que j’aurais une autre vie bientôt, je veux dire une vie additionnelle, puisque c’est le rêve des déchus quand ils sont auvergnats à la Brassens, ou des déçus comme moi, loin de la terre des volcans. Dans mon wagon à un siège d’écart, un comptable tape lui aussi très vite mais sur un PC sous Windows™. La différence est navrante et ne veut plus rien dire si ce n’est que j’ai parfois l’impression que ce comptable comptabilise ce qui me reste à vivre, comme dans une nouvelle de Kafka, et que le design de son clavier n’a pas l’élégance du mien, trop bruyant, trop rectiligne, sans incertain. Il faut dire au monde entier une vérité simple : le comptable se contente du pavé numérique.

Prendre le train permet d’avoir du temps à tuer. C’est pourquoi je suis contre le wifi dans les TGV belges, et pourtant, j’aime les Belges même depuis Stromae™. Le pilote américain est donc devenu écrivain comme Saint Exupéry ou un peu Romain Gary. Faut-il vivre une vraie vie avant de devenir Amélie Nothomb™ ou peut-on se contenter de la banalité du mal, incarnée par la classe moyenne, pour avoir un jour une plume, et pas que dans le cul, si je ne m’abuse ?

J’aimerais bien le savoir. J’avoue prendre mon temps pour m’en rendre compte, et les bafouilles ici-bas m’empêchent peut-être d’aller plus loin, après tout. La satisfaction de savoir que deux crachats et trois humeurs auront plus de lecteurs que tous les articles de tous mes collègues ennuyeux - articles et collègues - me met en joie, de cette petite joie pernicieuse des enfants quand ils prennent le dernier bonbon, à la manière du roi, à la manière d’une certaine solitude. L’avantage du train est de nous empêcher de faire autre chose : il faut écrire. Je me demande s’il ne faudrait pas prendre le train tout le temps, voyager huit heures par jour et revenir en arrière, maintenant que l’on peut rester branché sur le 220 Volts, afin de ne plus jamais avoir l’excuse du temps. Le train permet de voyager immobile, sans pouvoir en sortir. Le train est dictateur, le train contraint. Il faudrait peu d’autres voyageurs ou bien juste des tordus. Prendre le train avec Amélie Nothomb et Houellebecq pour aller nulle part me semble être un vrai projet d’avenir. A mon prochain entretien d’embauche, je parlerai de ce projet. Dans dix ans, je m’imagine prendre le train avec de vrais écrivains pour aller nulle part et sortir du quotidien, de son train-train vous vous en doutiez, pour n’avoir plus aucune excuse. Le recruteur en resterait bouche bée.

Mais le regard des étudiantes et la profondeur de leur décolletés naturels en dit long sur les dix ans à venir. Jojo, c’est plutôt foutu. Faisant face à la vitrine, j’ai du mal à comprendre pourquoi je ne fais pas partie des clients potentiels de ces filles à moitié nues auxquelles je fais cours. J’aimerais leur chanter du Polnareff en leur promettant l’extase mais c’est mal et je m’écrase, en comprenant toutefois mieux les exhibitionnistes mon âge qui pètent les plombs quand on leur dit qu’ils ont passé celui de faire du manège. Pour ce genre de vitrine on a, paraît-il, dans la ville d’Amsterdam de surcroît, des quartiers spécifiques, comme des serveurs dédiés. J’en parle souvent à ma bite mais elle se tait maintenant. C’est un effet étrange du darwinisme. Certains outils se raréfient quand le travail a été effectué.

Le comptable dans mon dos m’interpelle. Mon clavier est beaucoup trop chaotique. Ne pourrais-je pas utiliser, comme lui et comme la plupart des hommes d’affaires de la classe moyenne, le pavé numérique ? Addition, soustraction, contraction ? Ne pourrais-je pas m’en contenter ? Je m’excuse pour les mots, comme je voudrais m’excuser pour les regards, quand ils plongent dans ce trop-plein féminin dont ces blaireautes de Femen™ imaginent qu’il ne sert qu’à l’allaitement. Je m’excuse mais voilà : l’espèce humaine a cette poésie profonde des courbes et des lianes, et nous sommes quelques allumés véritables sans honte et sans convenance, à nous forcer aux règles sociales. Si je pouvais palper ces demoiselles aux chemisiers transparents pour m’assurer d’être encore un peu en vie, je n’hésiterais une seconde. Mais ça ne se fait pas.

Le comptable insiste. Le comptable, c’est la mort. Il le sait. Il est très intelligent. Il dirige le monde pour la plupart du temps. Il me parle en souriant. C’est très énervant d’avoir tort face au planificateur. Ce mec m’explique ce que je vaux, ce que je vaux encore, et à quel prix on pourrait me remplacer. Il est là parce qu’hier soir au téléphone, j’ai eu des amis qui vont perdre leur jobs. Ils ne sont pas encore dans l’attente du nouvel emploi, ils sont dans la perdition du dernier. Comme tout le monde me l’explique, le comptable de ma vie actuelle qui tape dans mon dos me propose à nouveau de ne pas me plaindre. Mais ferme donc ta gueule t’es pas à plaindre. Et cela est si vrai pensez-donc. L’une de mes filles pourrait devenir Femen™, je pourrais faire un trek en Algérie. Pointer à Pôle Emploi pour un poste d’écrivain pudique. Tout pourrait aller mal me précise le comptable depuis que des amis m’ont annoncé leur fin à eux. D’autres m’ont dit que leurs parents avaient des cancers. J’ai enfin compris que l’on vieillissait quand les parents s’évaporaient. Mais je n’arrive pas à m’y résoudre.

Le comptable insiste. Le bruit de mon propre clavier l’indispose. Regardez-donc dit-il, regardez les nouveaux bidules connectés : pas de clavier ! De même que les stores sont baissés dans les trains régionaux pour mieux regarder les écrans platitudes, de même conviendrait-il d’arrêter de taper ainsi, et de raconter des histoires. Le règne des comptables arrive, il leur fallait un messie, il est derrière moi.

Au loin, une femme laisse son enfant écouter de la musique très fort, tout en jouant avec un Ipad™. C’est un petit môme gentil. Il a un Woody™ de Toy Story™, je lui ai demandé de me le rendre. C’est une mère comme on en fait plein aujourd’hui, made in China dans l’attitude, se débarrassant du môme en le mettant en laisse numérique. Ipod™ et Ipad™ lui donnent du temps pour son Iphone™ à elle.

Pauvre gamin.