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Dégoût d’août

mercredi 6 août 2014, par Grosse Fatigue

Roy est revenu. Roy est ma conscience américaine. Un conscience américaine consiste à l’optimisme permanent. Croire en l’avenir. Savourer les technologies. Savoir que tout s’arrangera. Un autre ami - un vrai, je veux dire qu’il existe - a fait revenir Roy dans mes pensées. Celui qui existe en vrai vit la belle vie. Un vrai métier, de vrais revenus, le goût du vin et des amis, enfin, beaucoup d’amis à mon goût, ce qui dilue un peu le goût du vin mais bon. Le goût du vin, c’est déjà ça.

Roy est revenu quand mon ami s’est mis à parler de son nouveau-né. Une petite chose charmante. Celle-ci ne connaîtra jamais les Compact-discs™, et encore moins les 33 tours. Et pas non plus les livres, ni la presse. C’est tellement bien les tablettes™. Et puis : on n’y peut rien. Le papa est ravi du chambardement. Le progrès technologique nous inonde aussi sûr qu’un torrent de boue dans les Alpes. Pas la peine de nettoyer après, il emporte aussi les vieux meubles et les remplace par du pré-mâché suédois. Mon ami nous propose aussi de racheter sa belle maison en centre-ville un jour. Il est pour le changement : il donne l’impression d’exister en plus grand.

Les gens sont comme ça. Cote Est, côte Ouest ? L’important : l’ivresse.

Roy est revenu pour me dire d’arrêter de ne pas me prendre au sérieux.

- "Prends-toi au sérieux deux secondes, quand même ! Tu crois sortir de l’adolescence mais t’as bientôt quarante-neuf ans en lettres, tu vois moins bien qu’avant et tu ne nous intéresses pas avec la mort de ta bite. Ce genre de chronique, dans notre époque post-Bigard™, ça n’intéresse pas les gens. Essaye plutôt de faire un livre avec tes meilleurs textes, ceux qui sont passés sur Rezo.net en été (enfin bon, juste en juillet), quand ils n’ont plus rien à se mettre sous la dent parce que leurs copains chroniqueurs d’extrême-gauche sont en congés payés sur la Costa-Brava™ ! Profites-en pour passer un maximum de trucs de ta tête dérangée ! Mais oublie la disparition brutale de ta libido. A l’heure de la fin du féminisme, on n’a pas besoin de t’avoir en oncle de famille de fin de banquet. Je te rappelle que tu n’as rien dit sur le conflit millénaire (on n’en est qu’à soixante-dix ans) en Palestine, et rien sur l’Ukraine non plus. Pas plus sur le virus Ebola™, et aujourd’hui, Hiroshima™. Tu ne dis rien sur l’actualité, c’est pourtant ce que veulent les gens. Les Russes ont tes mots de passe, ils peuvent écrire ici-même à ta place. Et une banque française™ peut rendre six milliards aux Américains : tu es petit, tu n’es rien ! Il faut donc se dépêcher, essaye de nous en faire rire ! "

Roy savait que je ressentais août avec le dégoût qu’on lui doit. Août est déjà une fin d’année, les jours rétrécissent et la nuit revient, la perspective de septembre ne rime plus avec les filles bronzées, et aucune joie ne vient combler l’absence de projet. Je veux me remettre à l’argentique, mais Roy me dit que c’est encore une fois s’accrocher au passé. Jean-Denis cherche à nouveau une nouvelle femme parfaite (si tu habites sur une ligne Toulouse-Bayonne, et que tu es parfaite, je ferais parvenir ta candidature), Dave se contente de l’offre sexuelle du marché. Mes enfants grandissent, j’écoute une version Jazz de What’s goin’on ?, et les optimistes se moquent de mon potager, ou de mon sens de la bricole. Je change moi-même les câbles de freins de nos vélos, avant la montagne. "Mais pourquoi tu t’emmerdes ?". Je leur passe l’ "Eloge du carburateur", l’un des meilleurs bouquins que j’ai lu ces dix dernières années, mais les gens veulent surtout ne rien faire. Début août est aussi une manière de faire un bilan, parce qu’à Noël, on a autre chose à faire, et qu’il fait gris pour longtemps. Alors que là, ça peut passer.

J’ai offert une grosse courgette à Roy ainsi qu’à ma belle-mère, qui les a sans doute jetées. Roy aime la démesure, comme les seins de Lalah Hathaway. Les melons seront mûrs quand nous ne serons pas là, les tomates aussi. Tant de travail pour rien devrait m’épuiser, mais ça n’est rien face à la sensation réelle et mesurable du temps qui passe. Je me vois déjà dans trois semaines me souvenir de la même sensation l’année précédente à la même heure. Les années sont des jours, et si les jours sont parfois longs, les années fuient, et aucun gadget ne vient effacer cette sensation. Il nous manque un développeur d’application à la Philipp K. Dick capable d’arrêter pour de bon l’espace-temps et revenir en arrière, mais pas forcément pour changer de chemin.

Personnellement, je n’y crois pas.