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Mon petit bourgeois au rattrapage

mercredi 16 juillet 2014, par Grosse Fatigue

J’en ai connu des comme toi. Je garde un vieux fond de lutte des classes, j’en ai honte. J’en ai connu. Ils allaient au ski. C’était surtout ça. Ils allaient au ski. Moi, je regardais ma mère faire son repassage devant des Chiffres et des Lettres. J’imaginais ce qu’était le ski. Ils allaient au ski. Il revenaient avec la tête bronzée et des grosses traces de lunettes. Moi, j’avais regardé ma mère faire son repassage. Je faisais des maquettes d’avions de guerre. Parfois, ils allaient au ski à Noël, et puis à Pâques. Et même en février. J’avais vraiment envie d’aller au ski aussi.

Mais j’étais dans le mauvais CM2 pour la classe de neige en 1977.

Aujourd’hui le fils d’une connaissance comme on dit, quand on a plus que l’âge qui nous ronge. Un des leurs. Le ski, la chasse, les jeux vidéo, les fringues, tout ce qu’il faut. Militant de droite, presque ridicule. Prétentieux. Mauvais élève. Homophobe aussi. Et le bac B au rattrapage. Je veux dire "ES". Mais c’est pareil. J’ai l’impression d’avoir dix-sept ans à nouveau. Un jour, il m’a fait la leçon, sur mes enfants, que je forçais, à faire de la musique, à lire des bouquins, quand il imaginait que la jeunesse ne rêvait que du luxe des marques de luxe et de gadgets connectés. J’avais juste envie de lui coller mon poing sur le nez. Mais on ne frappe pas les enfants gâtés. On attend qu’ils passent le bac. Et j’ai senti comme une réjouissance profonde quand on m’a dit qu’il allait au rattrapage. On a tout eu et on va au rattrapage à l’époque où l’on donne le bac à tout le monde. Oui, une petite réjouissance, rien à voir avec celles du parieur qui aurait raflé la mise. Juste celle d’une minuscule revanche, presque rien. Je sais : c’est mal. C’est presque lamentable. C’est dérisoire, sans doute. Mais le savoir au rattrapage, malgré sa vision du monde de droite, quel plaisir de savoir qu’un jour dans sa vie, le couperet est tombé, celui que l’on ne peut pas acheter, celui du bac ou de ce qu’il en reste.

Ça n’a duré qu’un ou deux jours sans doute. Et puis le Rectorat a précisé les statistiques à atteindre (SIC), et l’on a donné à mon fils à papa son bac, pour qu’il puisse aller à Paris, dans son école payante et forcément bidon, où l’attend un avenir d’entrepreneur, car il a déjà les costumes que l’on ne portera plus. Même son père est content, il ne fait pas semblant, pourtant, chez ces gens-là autrefois, on avait un bac C avec un an d’avance, mais bon, contre mauvais cœur bonne fortune....

Mon fils à papa donnera un jour des ordres à des gens, j’en suis certain. Né dans une famille prolo, il serait couvreur, et la France en manque. Il serait peut-être plombier, comme mon plombier qui était banquier avant. Il serait ce qu’il aurait dû être. Mais dans cinq ans, il aura une Audi, et puis l’accumulation primitive lui donnera des ailes. On oublie trop souvent l’argent de papy et de mamie, puis celui de papa, et celui de maman. Il sera de droite, rien ne viendra changer sa trajectoire. Il fera un stage au Canada. Il ira au ski avec ses enfants.

Mais, toujours, il aura eu son bac au rattrapage. Ça vaut son pesant de tatouage, ça.