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Esclavage et obésité
mercredi 26 février 2014, par
Le chaos règne souvent dans mon esprit. J’admire les grands penseurs non pour leurs grandes pensées mais pour cette capacité à échapper au bazar, leur maîtrise de la ligne droite, du cordeau. J’ai eu cette vision métaphorique dans la vieille ville, en regardant les maisons à colombages et les perspectives arrondies des rues. L’invention de la ligne droite est très tardive. Mon esprit est sans doute moyenâgeux.
Un jour, j’ai lu le courrier des lecteurs de Télérama, le numéro 3345 plus précisément, dans lequel un faux marxiste osait faire la critique du salariat en estimant qu’il était bien pire que l’esclavage. Le plus inquiétant n’est pas ce que pense ce pauvre type, mais le fait que Télérama publie ce genre d’ânerie. En fait, quand j’y réfléchis, cela n’a aucune importance. Le courrier des lecteurs de Télérama est un ramassis de petites pensées moralisatrices fatigantes, et Télérama aussi.
N’en parlons plus.
Ce qui est vraiment intéressant, c’est que des gens pensent pour de vrai que le salariat, c’est pire que l’esclavage. J’y réfléchissais hier soir en sortant de Twelve years a slave, un film très juste sur l’esclavage, sa dimension sexuelle, celle qui a rendu fou ceux qui l’étaient suffisamment comme ça : les blancs du sud des Etats-Unis, et leur bible à la main. Que la réalité de l’esclavage soit aussi bien rendue, donne presque envie de condamner les auteurs de comparaisons absurdes à un an d’esclavage en Alabama, trou dans l’espace-temps offert, année 1843 par exemple. L’auteur du courrier des lecteurs n’a bien sûr lu ni Castoriadis ni Lefort, qui précisent à quel point les luttes sociales ont permis d’en arriver là où nous en sommes. Si le salariat n’est pas la panacée, l’esclavage est ce qu’il y a de plus abject. Croire le contraire est tout-à-fait inutile.
J’en concluais dans ma tête fatiguée qu’avec des gens de gauche aussi ignares que manichéens, il ne fallait pas s’étonner d’avoir une gauche de droite au pouvoir. Et pas d’autre perspective : la ligne droite nous guette. Au même moment, à la radio, une femme défendait l’agriculture intensive au nom de la modernité : elle possédait trois-cent truies et de grandes certitudes.
Et puis l’image de l’obèse m’est revenue. Nous emmenons parfois les enfants manger au buffet chinois, cette invention californienne, qui voit des chinois maigrichons mettre en place dans les bacs adéquats des produits surgelés décongelés pour des buffets à volonté. Nous y allons ni pour le goût ni pour le coût modique de cette restauration asiatique, mais parce que la paresse nous emporte trop souvent les week-end. J’évite la vaisselle et les enfants évitent les restes de la veille. La dernière fois, la table d’à-côté était bondée de trois obèses, jeunes et noirs, dépassant sans vergogne les limites de la civilisation écrites par Marco Ferreri. D’autres obèses prenaient place eux-aussi, phénomène que j’avais déjà remarqué, car, comme les loups, ils chassent en meutes, attirés par le "buffet à volonté" soulignant paradoxalement leur absence de volonté à eux.
Que nos voisins soient jeunes et noirs était au pire un indicateur sociologique de la misère. Le plus énorme des trois - ses bras dépassaient l’épaisseur de deux fois les cuisses d’un cycliste en forme - était jovial. La chaise sur laquelle il était assis pliait, et connaissant la qualité de construction de ce genre de chaise exotique, nous pouvions craindre le pire. J’avais envie d’aller leur dire que leur spectacle était indécent, et qu’à leur âge, il était temps de faire d’autres choix. Je dis souvent cela aux fumeurs en riant à propos de leurs cancers, et des souffrances et des sanglots qu’ils partageront à l’annoncée du pronostic vital. Chez les fumeurs adultes, ce genre de provocation fonctionne mieux que mal. Mais que dire aux obèses qui s’empiffrent pour douze euros le dimanche ?
Et puis, il a fallu engueuler la petite pour qu’elle finisse son assiette et n’en prenne pas trop sachant qu’elle a un appétit d’oiseau. Les enfants étaient gênés. Mon grand obèse était ravi. Le regard que l’on posait sur lui compensait l’absence d’amour ou - moins romantique - le manque d’éducation.
J’y voyais un nouvel esclavage, l’esclavage consenti et contemporain qu’on nous promet : la croissance, la croissance sans fin. Ce type allait crever avant l’âge. Mais le pire n’était même pas là : il se resservait constamment.
Mais le pire n’était pas là non plus.
Le petit Chinois maigrelet l’observait à côté du comptoir. Exaspéré. Car notre montagne ne finissait pas ses plats. La moitié d’un rouleau de printemps dont il semblait avoir avalé l’emballage. La moitié des nems. Des morceaux de raviolis et de bouchées-vapeur. Il repoussait les assiettes vers sa gauche, avant de retourner se servir. Des couples d’obèses arrivaient pour lui donner un coup de main. La machine s’emballait. Ces gens avait TOUJOURS faim mais n’estimaient pas normal de finir leurs plats. Ils gâchaient par plaisir comme on gâche par plaisir : une époque actuelle. Et je repense à Guillermito qui rêvait autrefois de presser les obèses dans des moulins géants : on en ferait de l’huile de palme pour nos porcheries, nos bagnoles, nos pains de mie. La dame qui parlait à la radio pourrait racheter les chaînes de buffets à volonté chinois. Dans les toilettes, elle ouvrirait des trappes dans lesquelles les clients obèses tomberaient directement, soit vers des presses à huile, soit vers la porcherie. La boucle serait bouclée. Et dans deux cents ans, on en ferait un film pas convaincant : Soleil Vert II.
Quand nous sommes partis, les obèses attaquaient le dessert. La journée semblait longue.
J’attends un avis sur l’esclavage alimentaire dans le courrier des lecteurs. Je sais déjà que des tas de gens imaginent que les obèses sont des victimes. Au pire de l’époque, au mieux de la génétique, ce mot auquel nous sommes incapables de donner une définition mais seulement un synonyme : le destin. Je sais que la gauche telle qu’il en reste des morceaux dira avec Foucault que mon obèse est un dominé, que ça n’est pas de sa faute. On dira n’importe quoi.
En sortant du restaurant, je pensais à des solutions simples. Deux mois de prison ferme au pain sec et à l’eau. Et puis l’image de mon père est revenue. C’était sa punition favorite.
Je vieillis.