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D’anciens amis

mercredi 12 février 2014, par Grosse Fatigue

Je retrouve sur internet d’anciens amis. La plupart ne laissent pas accès à leur intimité : il faut montrer patte blanche. Il faut quémander. Le logiciel est fait pour cela, il nous propose de laisser une invitation ou bien de faire une demande. Je regarde à nouveau Delphine dix-sept ans™. Elle a mis une photo d’elle boucles blondes et je lui en fais la remarque, trente ans plus tard. Je sais que l’heure n’est pas à la nostalgie et que le vintage est un attrape-nigauds. Mais Delphine toujours blonde et bouclée aujourd’hui, je trouve que c’est formidable. J’imagine aussi qu’elle ne me répondra jamais. C’est sans doute mieux. J’aime beaucoup l’image que j’ai d’elle, et j’aime aussi ce qu’elle m’a appris en me larguant en 1983. Par exemple les dictons. L’amour rend aveugle. Je le vois bien aujourd’hui avec un ami qui largue les amarres pour une copine qui n’en vaut pas plus la peine que n’en valait sa femme, alors que lui-même ne vaut pas la peine non plus que l’on rêve de lui : il est simplement trop tard. Je leur ai dit par ailleurs : arrêtez de me dire que vous vous aimez. Nous n’avons plus dix-sept ans bande de cons. Avec Delphine et son départ, j’ai compris à l’instant, enfin, hier, que ce que l’on prend pour une trahison n’est finalement que la réalité triste des gens qui nous quittent. J’avais l’impression que Delphine avait changé, dans son comportement, dans ses goûts, dans sa nature, dans sa façon d’inviter mes amis chez elle et pas moi. Mais non : je ne voyais d’elle que ce que j’y mettais. Et tout cela continuera éternellement.

Je n’aime pas l’amour.

Delphine : ne réponds pas.
Ne jamais avoir complètement accès à cette intimité en ligne, ce narcissisme forcené des Antillaises ou l’attitude cool des gens de mon âge, ça m’arrange aussi. Quand on a l’âge de dire "les gens de mon âge", on n’a plus grand-chose à montrer, et ce ne sont pas trois photos faites à l’Iphone™ d’un voyage au long cours (contrepet) qui remplaceront l’ivresse de Baudelaire ou le trait de Kipling. Je préfère ma coquille.

J’irais peut-être cracher sur vos posts juste pour avoir l’impression d’être toujours un sale môme. Mais je n’en ferais pas plus. J’ai de la lecture en retard.

Il se peut aussi que j’observe de loin pendant encore vingt ans les vies minuscules que nous avons tous eues. Michon l’a très bien fait, pourquoi pas moi. Je sais déjà tout des ratés et des histoires de couples, des gamins mal élevés chez les bourgeois mais à l’abri des tourments, des gamins mal élevés de la classe moyenne entre deux eaux, sans certitude ni contrainte, à la dérive chez les prolos, ou bien, chez tous, loin des généralisations : je connais aussi des enfants enfantins. Tant mieux. Car quand je pense à Delphine dix-sept ans™ et à toutes mes erreurs de jugement, mes projections ratées, mon cinéma en plein air sur l’écran noir de mes nuits blanches, il vaut mieux prendre le parti du silence, et regarder les truites dans le courant, plutôt que d’aller chercher sa canne.

Si la pêche est décevante, le voyage vaut toujours la peine.