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Vivre aujourd’hui

vendredi 6 septembre 2013, par Grosse Fatigue

J’aurais bien un conseil à donner aux enfants mais j’ai repris ma propre nièce quand elle a dit à ses cousins que son père mon frère disait qu’il fallait vivre "au jour le jour". C’est un mauvais conseil pour un enfant, il risque de ne plus travailler à l’école. Et quand on n’est pas héritier, il est difficile de décrocher un petit job sans un bac+5 en France, c’est bien connu. La preuve : de nombreux diplômés français partent vivre au Québec. Les pauvres. Le Québec, c’est formidable quarante jours par an. Après, c’est l’hiver. Je me demande parfois si je dois envisager moi aussi d’aller vivre au Québec, c’est-à-dire en Amérique, loin du fromage et de l’anarchie qui font l’âme du vrai français ?

Je regarde les enfants partir à l’école. Je ne suis plus habitué, c’est la rentrée. Ils retrouvent leurs copains, c’est la cours de récré, ça n’est pas sérieux. J’ai souvent envie de dire aux enfants qu’il faut être heureux là maintenant aujourd’hui, que le reste on verra bien, on n’est pas des vrais bourgeois, je ne sais pas utiliser un logiciel de management de projets, j’ai toujours admiré les champs en jachère sans imaginer que le temps fuyait en permanence : c’est sa nature. J’ai des amis qui n’ont rien que leur travail et l’argent qui va avec. Mais vraiment rien d’autre. C’est peut-être mieux ainsi : un job qui vous passionne à défaut d’être passionnant parce que vous n’êtes vous-mêmes ni passionné ni passionnant. C’est peut-être ce qu’il faut aux enfants : aucune passion, un train de retard et l’enthousiasme pour les courbes des ventes ou les petits projets qui ne font qu’attendre, le dénouement de la journée qui passe.

Je ne peux pas dire cela aux enfants.

Je leur dis de travailler leur solfège.

Je garde espoir : quand on a de la musique dans les doigts, j’ai l’impression que l’on vit mieux. Même si cet espoir a été remis en cause pas plus tard qu’hier quand le chanteur à la voix rauque, l’anglais qui chantait bien du blues, a dit merci à la petite quand elle lui a tendu cinquante centimes d’Euros. Je sais qu’il sait que ça fait presque trois francs six sous ce n’est pas rien mais il était aussi Français que moi ce musicien et sa guitare, et il était là à faire la manche comme Orwell à Paris mais sans même avoir traversé la Manche. Son père à lui l’a-t-il poussé à la musique ou sa famille était-elle si éprouvante qu’il l’a fuie une guitare à la main ?

Je le regarde en partant, il reprend son blues.

Roy me regarde :

- "T’es content de toi ?
- Pourquoi ?
- Il est nul ce texte.
- On s’en fout.
- Mais non, t’as une responsabilité ! Le type qui s’emmerde au boulot derrière son écran, il voulait un truc un peu plus profond !
- Justement, c’était un petit écart.
- Il lui faut le grand écart.
- Il a qu’à regarder du porno.
- Il le fait aussi. Mais là, il voulait de la profondeur.
- J’ai fait de mon mieux.
- Tu peux faire pire, non ?
- A quoi bon ?
- Tu fais chier.
- Faut que je trouve une chute.
- Non, un sujet.
- Oui voilà, de quoi voulais-tu parler ?
- De mes collègues de travail.
- Mais tu n’en dis pas un mot !
- J’ai oublié en route. Je me suis perdu.
- Ce que t’es con.
- Tu voulais dire quoi ?
- Qu’ils sont concentrés.
- C’est-à-dire ?
- Qu’ils aiment ce qu’ils font. Que c’est presque une passion. Que je ne les comprend pas. Le pire peut-être, ce sont les secrétaires. Elles sont fines et pétillantes, mais elles mettent des chiffres et des lettres dans des cases à longueur de journée en parlant du cancer du sein de Benguigui.
- On les comprend.
- Pas moi. Elles parlent du cancer du sein comme si ça se soignait forcément bien. Elles imaginent qu’être actrice c’est vivre toujours. Mais leurs vies sont minuscules. Elles seraient mieux en pâtissières. Pourquoi les gens acceptent-ils leurs vies minuscules ?
- T’as vu les filles dans les rues pour le dernier jour de canicule ?
- Oui.
- Ben la voilà la vie.
- T’es plus très américain toi.
- C’est pour ça qu’on est venu vivre ici."