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T’es doux ? Ta gueule.

jeudi 10 janvier 2013, par Grosse Fatigue

Au bout d’un moment, le scénario était le même. Dans les boums sans Sophie Marceau, des filles finissaient par nous demander, mes compères et moi : t’es doux ? Je répondais toujours la même chose. Je suis doux. Très doux. Je n’ai pas encore de poils dans le dos, tu peux y aller, tu peux y aller.

Au-delà de l’aspect ringard et suranné du jeu de mots et de la déception qu’il provoquait tant chez les prolotes étudiantes vulgaires que chez les apprenties bourgeoises étudiantes déclassées en psycho, subsistait une profondeur évidente, celle du début d’un lien social raté, et particulièrement énervant pour le véritable anarchiste. En cela, rien n’a changé. Si ce n’est bien entendu qu’aujourd’hui, la nouvelle Kommandantur d’internet nous somme de décliner une origine géographique, voire ethnique, afin de dresser sans faute de goût le plan de table de nos orgies à l’écran.

Peut-on vraiment être fier ? Et pire : de notre origine géographique ?

Ah les cons.

Pire qu’un numéro de carte de crédit, le lieu et l’heure de naissance sont un sésame aussi incertain que la religion du père et de la mère, ainsi que celle des grands-parents. Ce qui, par association d’idées, me fait penser à ces Américains qui, non content de ne pas vouloir nous considérer athées, se virent rassurés quand on leur dit que nos parents étaient catholiques. Mais c’est une autre histoire et l’espace-temps en est plein.

Téléphone rêvait d’un autre monde et le mien, du moins son ébauche (sans "D" au début, mais en débauche à la fin) aurait bien commencé par un autre type de question : "Qu’est-ce que tu sais faire ? ". Ah, en voilà de l’architecture, du sémaphore, du socialisme XIXème ! Pour un temps, j’abordais toutes les bimbos en leur demandant ce qu’elles savaient faire, afin de satisfaire mon syncrétisme anarcho-dix-huitième siècle, égalitaire et libidineux. Ce fut un échec cuisant. Très vite, les filles ne comprenaient cette question qu’au niveau purement sexuel et - bien que ce niveau était à l’évidence ; et continue à l’être ; le plus intéressant dans la plupart des rapports hommes-femmes, surtout entre imbéciles, parce qu’il se passe assez bien, du moins au début, de dialogues - et donc, euh. Ah oui : j’étais donc déçu de ce réductionnisme qui, à la fin des années quatre-vingt, me faisait indubitablement penser à celui de Michel Foucault dans son histoire de la folie... Le savoir-faire n’est plus à la mode et les écoles de commerce, en bonnes usurpatrices du monde soi-disant post-industriel, enseignent le "savoir-être" comme la baronne de Rotschild enseignait les bonnes manières.

Le savoir-faire ne définit plus guère que la rencontre improbable et pourtant certaine entre trois Cro-Magnons et une dizaine de Néandertaliens quelque part au Moyen-Orient il y a 35OOO ans. Ce jour-là, les sbires en question échangèrent sans doute par la langue des signes ce genre de questionnement, et s’en retournèrent sur la route, satisfaits d’avoir rencontré des étrangers riches de techniques et de coups de main. Il est aussi possible qu’ils n’oublièrent jamais leurs filles, allez savoir. Puis ils se mirent à peindre des bestioles sur les murs des grottes, d’une manière plus subtile qu’un tagger moyen de nos jours : paradoxe.

Il est vrai que tout cela est bien daté. Plus personne ne me demande d’où je viens, mais tout le monde est assez pressé, surtout quand je fais cours, de savoir quand tout cela va finir.

C’est donc bien fini. Le peuple globalisé de l’écran infernal se demande avant tout T’es où ?, puis, T’es d’où ?, mais jamais Où va-t-on, puisqu’il n’y a plus nulle part où aller.

Cro-Magnon est allé partout. Restons-en là.