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Deux cons dans un camping-car

samedi 10 novembre 2012, par Grosse Fatigue

J’avais bien mon appareil-photo avec moi, mon reflex années 80, mon tout mécanique. Mais : j’étais pressé. J’allais encore rater mon train, et rater son train, c’est rater son train-train, rater le soir, rater presque sa vie. La photo est encore dans mon esprit, en couleurs mais monochrome tirant sur l’ocre et le noir qui tombe bleu alentour. Du jaune ampoule fade aussi. Six heures du soir la nuit.

J’ai donc traversé le parking près de la gare, ce parking dont le sol est constellé de nids de poules, comme des astéroïdes dans mes rêves les plus fous, les rêves qui font la fin des parkings pourris et la repousse des groseilles, des myrtilles et de dizaines de papillons dans la lumière de l’été. Mais le parking, tout comme novembre, est toujours là, garni de voitures de location sentant encore la colle et la moquette neuve à l’intérieur, de voitures de touristes anglais, et de camping-cars, cette ignominie encore plus lamentable que la bagnole elle-même. (Celle-là a eu le mérite, après-guerre, de faire croire à mon prolo de père qu’il serait un peu plus libre avec une 4CV. C’était pas vrai, bien sûr).

Mais c’était comme ça. Il reste aux prolos la liberté de conduire. Je ne m’en réjouis pas.

J’ai donc fermé les yeux une ou deux secondes en passant devant, comme le faisaient en 1942 les pilotes de chasse en formation, afin que la silhouette de l’avion sur l’écran reste plus longtemps imprimée dans leur mémoire. Ils pouvaient ensuite, en bénéficiant de cette seconde de répit, identifier l’ennemi Focke-Wulf ou l’ami Hurricane. Je crois. Ou le contraire pour les méchants. Ah, Pépé Bowington.

Ma scène est un tableau de Hopper. Au milieu de l’ennui ? Le camping-car, centré, la lumière jaune presque dorée. Et eux, eux ! Illuminés par le plafonnier tue-mouches de leurs vieux derrières aplatis par tant de kilomètres au compteur. La baie vitrée de leur camping-car est la véranda véridique de ce couple merdique. Ah oui ! Je sais ! Ne jamais juger les personnages ! Voilà le propre de l’écrivain ! Laisser faire le lecteur ! Il conclura lui-même ! Ne pas mêler le jugement à la description ! Mais arrête voyons !

Donc.

Ce couple de vieux cons dans leur panorama intime. Lui, repu pensif et encore, pensif ; est-ce possible ; elle, de dos à sa droite. Je les ai bien en ligne de mire, rien d’autre ne bouge. Voilà l’un des aboutissements les plus pathétiques de notre système de retraite. A quelques kilomètres de la mer ou du pittoresque, deux vieux cons regardent un parking noir, comme il en existe sans doute près de chez eux, près de leur pavillon standard, avec leur véranda aluminium, et leur anti-limace dans le potager. Voilà ceux que l’on devrait écouter, respecter, accompagner, enfin quoi ? Des cons : ça existe.

J’entends les déterministes me dire : c’est pas de leur faute. Et les relativistes : chacun son truc. Et les libéraux : et alors ? Ou les marxistes : aliénés.

Je ne vois que des vieux cons. J’enlève vieux : trop inaltérable.

Couple de cons.

Et que voient-ils ? Là devant, un putain de parking qui pue la mort. Ce serait un ghetto d’Amérique du sud, on trouverait des membres humains découpés dans les poubelles à côté. Au fond, après la voie ferrée, des HLM. Tu parles d’un paysage. Mais ils sont là, à bouffer dans leur Tupperware™ les limaces mortes qu’ils ont congelées. De quoi parlent-ils ?

Micro-ondes ?

Ah j’en sais rien. Putain j’en sais rien. Se parlent-ils encore ? Font-ils des "schlurps" et des "gloups" ? Ont-ils les doigts gras ? S’en servent-ils pour autre chose ?

Peut-être que le vieux veut surtout l’emmerder elle. Elle rêvait de Venise ou de Monte-Carlo, et comme il la supporte depuis quarante ans, ben voilà, c’est pas la baie des Anges son parking noir. Elle, pour se venger, lui a cuisiné des limaces. Des bonnes limaces grises et même des grosses oranges, des limaces des bois, plus goûtues. Ce soir, ils vont en finir. J’en suis certain : faut vraiment être au bout du rouleau pour vivre ça. Elle va lui coller des grands coups de rouleau à pâtisserie sur la tronche. Puis elle se jettera sous mon TGV, demain matin, en regrettant que la vie soit si courte, en rêvant à l’après, en espérant que l’un de ses petits-enfants décroche un putain de CDI chez MacDo, depuis le temps. Et plof, TGV.

Hypothèse.

Je vais encore avoir quarante minutes de retard. Voilà : l’origine du retard. Deux vieux. Qui s’emmerdent. Dans un camping-car.

Ça va mieux en le disant.