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Je suis donc déjà mort.

mercredi 31 octobre 2012, par Grosse Fatigue

Il a fallu brancher l’ordinateur, déplier la tablette, ouvrir le logiciel adéquat, chercher Satie. Voilà de quoi amplifier le cafard. Même s’il fait beau mais froid, le soleil brille et : c’est l’automne quand même. Je désactive le wi-fi en gare. Les gens descendent. L’ordinateur m’a proposé d’ouvrir une fenêtre sur le monde. On tient vraiment à ce que je ne sois pas seul. L’écran m’indique une vingtaine de connexions possibles. Box, box, box. Ce que je m’en fous. J’en oublie l’exclamation. Le TGV repart.

J’ai cours en fin d’après-midi avec des étudiants enthousiastes. Je ne pense pas leur laisser beaucoup de traces. Leurs préoccupations occupent les écrans et vice-versa. Je me trouve bien plat, ou à plat, et trop incapable d’y changer quoi que ce soit. Satie trop fort : c’est que la fille à ma gauche écoute un binaire strident dans les mêmes écouteurs que moi. J’ai mis presque une heure à apercevoir son visage dans sa capuche. Je suis peut-être sourd de l’oreille droite, j’enfonce l’écouteur un peu plus.

S’isoler : un comble.

Et je me dis, après avoir fini l’autobiographie de Rushdie : mais je suis déjà mort. MAIS JE SUIS DÉJÀ MORT ! Le petit garçon qui sommeille en moi est comme tout raplapla. Fini les rêves et mes cerfs-volants chinois, les Sables d’Olonne avant les bétonneurs et la plage en super-8. Où suis-je donc passé ? C’est la faute à Rushdie. Il écrit lui, c’est dedans, c’est intrinsèque. Il ne s’encombre guère, ça coule, de source. Il connaît tous les auteurs que j’admire et les tutoie, anglophone. Quelle prétention. J’en conclus et je ne sais pas pourquoi que la mort est un processus de dégénération lente. Ça fait longtemps que je suis en train de mourir. Après avoir fait le vide, perdu tous mes amis, fait des enfants qui ne rêvent que d’élans, j’ai les pieds froids. L’hiver ne m’apporte plus guère les promesses du laboratoire, de l’agrandisseur et du révélateur. Il ne me reste plus que le bain d’arrêt. Rien n’avance. Le petit confort, les chaussettes surnuméraires et fidèles ne sont plus un mystère. Du haut de la voie ferrée, le givre se dessine dans les ombres des arbres. J’y suis. J’y reste. Qu’on ne me propose pas le Canada, c’est vraiment pas le moment.

Encore six mois à espérer l’été et voir les enfants grandir. Fais quelque chose d’autre je me dis. Depuis vingt ans je me dis fais quelque chose d’autre, comme si la vie durait toujours, comme dans une chanson tempo lent des années de mon enfance, en 76 à cause de la canicule, avec des belles croches bien pleines à la ride sur chaque temps, et deux croches à la grosse caisse sur les temps faibles. J’ai acheté un livre pour guérir de la procrastination, j’y ai investi de nombreux espoirs, mais je n’ai pas encore fini Philip Roth, et déjà commencé les textes de Jean-Claude Ameisen, que j’admire terriblement quand il parle à la radio. Stalinien, je proposerais bien que toutes les radios soient obligées de le diffuser en permanence toute une semaine, histoire d’en mettre un bon coup : il y aurait des suicides, comme les champignons dans l’air chaud d’après la pluie. Une bonne idée.

Roy se matérialise devant moi, dans le fauteuil design et violet du TGV bleu. Bois un coup qu’il me dit. Puis il disparaît comme une mauvaise idée. On n’est pas dans un dessin animé. La fille à gauche met beaucoup d’espoir dans son Iphone™. Jamais un objet n’aura donné autant d’espoirs me semble-t-il. Il empêche les gens de s’apercevoir de l’imminence de la fin, comme s’il y avait du rab’ de sensations à foison. Elle fronce les sourcils, attend un texto. Il viendra j’en suis sûr. Ça ne coûte pas grand-chose. J’y pense : hier, je me suis téléphoné deux fois. Je. Enfin. Je : je voulais appeler la femme de ma vie actuelle et j’ai composé mon propre numéro, sans m’en rendre compte. Elle ne s’est aperçu de rien. La première fois, pas de réponse. La seconde, j’ai entendu ma voix de répondeur numérique, sans enthousiasme, plus tard dans l’après-midi. J’ai repensé aux amis que j’ai essayé de contacter via Facebook™ avec mon compte bidon, ma fausse photo, mes fausses études. Mais Facebook™ est plein d’espions qui m’ont reconnu : on ne me laissera pas foutre la merde. On m’y fait croire, mais rien ne passe. Aucun ami d’enfance ne m’a répondu. Personne n’a été informé de mon existence rêvée. Je suis bel et bien mort. J’ai envoyé un message à l’ancien amour de Los Angeles. Elle a répondu tardivement en trois mots sur Obama. Et m’a demandé de dire bonjour à mon frère. Tout cela ne va pas chercher bien loin.

D’ailleurs je l’avoue : je lis mes spams. Presque consciencieusement. "Une bite d’un mètre en quinze jours, toi aussi ! ". "Le club des acheteurs a plein de trucs à vous vendre ! " "Un cancer ? Une mutuelle ! " "Les filles moches baisent aussi, proftez-en ! "(notez le vouvoiement, et l’absence de "i" qui fait slovaque un peu). Etc. Je remercie les spameurs et leurs serveurs en Russie. J’en profite pour remercier les Russes et leurs vingt millions de morts dans la grande guerre patriotique : je suis bien conscient que ma vie serait amèrement différente s’ils n’avaient pas flingué l’oncle Adolf. Sans spam, ma boîte à lettre électronique serait vide. Beaucoup de conditionnels.

La fille à ma gauche a monté le son. Pour ma part, je suis au max. En plus je pleure. Satie me fait pleurer. Ce qui me conforte dans l’idée que je suis quand même un artiste. Un peu bateau, certes, mais hissez-haut, hissez-haut ! Je vais me téléphoner avant d’arriver à destination. Ça peut être utile ou rassurant. Mon écouteur droit tombe. J’ai deux oreilles différentes et la droite n’est pas standard. Je suis un enfant de vieux c’est pour ça. Je suis victime d’anomalies. Il faut que j’achète du Scotch™ pour l’écouteur droit. Le même que Bruce Willis dans Die Hard 1, quand il se colle un flingue derrière l’épaule, la grande classe.

La fille à ma gauche est contente. Nous sommes presque arrivés. Terminus. Mes larmes encombrent son subconscient (Intel inside probablement) elle me dit monsieur ça va ? Je pense que ça irait mieux si elle ne m’appelait pas monsieur, j’ai horreur de ce genre de privilège.

Je compose mon numéro. Ça sonne. C’est bien moi. Je me rassure, je m’écoute parler et lire, j’ai un peu faim. La fille à ma gauche met un chapeau autrichien ou bavarois, ce genre de choses. Je pense à Italo Calvino totalement par hasard et la fille à ma gauche s’éloigne vers la droite, une sorte de présage. Encore une qui n’aura pas d’importance.

J’écouterai mon répondeur plus tard. Il faut bien s’entendre.