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Une nuit à dormir debout

mardi 12 avril 2016, par Grosse Fatigue

"Nuit debout", le titre prête à confusion. Combien de fois ai-je passé la nuit à Paris, à déambuler pour aller nulle part, juste pour le plaisir de me perdre, d’aller à pied du lieu de la fête jusqu’à une improbable adresse où existe peut-être encore quelqu’un qui a bien voulu m’héberger ? Des dizaines de fois, avec ce plaisir renouvelé, hiver comme été, de la terrasse du café à six heures du matin, des voitures rondes et carrées dans les films avec Pierre Richard, la terrasse en noir et blanc et le serveur moqueur, l’habitué au nœud papillon sur chemise repassée, qui vous sert un café serré quand on voulait juste un bon café, pour conjurer la nuit et le mal de crâne, parce que la jeunesse à Paris c’était ça. Dutronc en fond musical.

Vers dix heures, il fallait retourner en cours quelque part, et dans mon cas, il fallait trouver le bâtiment d’une succursale de la faculté surchargée, une Maison de la Chimie ou de la Physique où un vieux Normalien qui savait tout nous racontait des histoires à moi qui ne savions rien.

Paris la nuit.

Je retrouve encore cette atmosphère et mon passé dans Paris dès que je quitte Montparnasse et ses espoirs d’architecture ratée, comme toute l’architecture qui a vu leurs jeunesses en bas d’un escalier à s’ennuyer ferme et peut-être à retrouver dans la dope quelque chose qui leur servirait d’emploi, à la limite des villes, à la frontière. A la fin des années soixante-dix, les illusions l’ont emporté sur tout, sur tout.

Et de Bastille à République, je léchais les vitrines avec Aïcha ou Stéphanie, je rêvais de Nikon ou de Leïca et nous refaisions le monde après avoir découvert les écrits fous d’Oswald Spengler ou, bien mieux, de Georg Simmel. J’y puise encore mes insomnies, c’est bien.

Je vois à la télévision les visages de ceux qui se parlent à nouveau Place de la République. J’irais bien les encourager et les rejoindre pour leur dire que la nuit à Paris, c’est ça aussi, j’ai la nostalgie de 1986, contre Devaquet, juste la joie de la jeunesse et l’ivresse de la compagnie des gens de mon âge, et des paroles que l’on lançait dans l’air, pour s’assurer que le moment était bien vécu. Higelin était passé nous voir avec sa gamine sur les épaules, en décembre de l’époque il cherchait sans doute des relents de mai, le mai que chantait Nougaro, avec des roulements et des saccades. Je l’avais engueulé parce que j’avais le sérieux de la jeunesse qui s’attelait à changer le monde.

Aujourd’hui je sais bien ce qui va se passer Place de la République. Comme les fruits, tout pourrira. Il faut dire aux gens d’en profiter, car déjà tout cela n’est qu’un souvenir, et certains j’en fais partie, vivent mieux en conservant les bons. Celui-là - nuit debout dans Paris - à refaire le monde pour pas un rond, avant de rejoindre de son mieux la cohorte des surdiplômés inutiles qui ne sont même pas commerciaux, ce souvenir-là, fera des petits dans un avenir très incertain. Comme les bougies dans les nuits, à éclairer un avenir sombre malgré tout, malgré les canicules à venir.

Pour le reste, il n’y a rien à faire.