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Clodo

lundi 4 janvier 2016, par Grosse Fatigue

J’ai donné deux Euros au type avec le chien près de la caisse automatique du parking souterrain. J’ai lancé la pièce assez rapidement en visant juste dans son béret retourné. Le béret retourné m’a fait penser, je ne sais pourquoi, au bouquin que je lis sur Lucien Rebatet, et en pensant à Rebatet, j’ai pensé à Louis Malle et à Lacombe Lucien, puis au Ku-Klux-Klan, dont il a fait un film que je n’ai jamais vu, dans sa période américaine.

Puis je suis monté dans la petite voiture de prêt vu que la grosse est en panne et qu’elle ne me sert plus à rien, et que, même oui : j’ai envie de la revendre. J’ai même envie de tout revendre.

En roulant, j’ai repensé au clodo et à son chien, et aux réflexions d’Ernst Jünger sur la technique - il voulait dire "la technologie" - ou, plus simplement, "Les machines", et de là, j’ai pensé à Grosz et au poster de l’un de ses tableaux que j’ai ramené du musée Thyssen de Madrid où je l’ai vu en vrai. J’ai regardé la jauge à essence et comptabilisé mon bilan carbone, vol aller/retour pour l’Espagne, train et autobus. Le clodo ne quittait pas mon esprit. Je me voyais face à lui, dans les quinze derniers jours de ma vie, à me dire que je lui avais donné deux Euros pour qu’il puisse survivre immobile, alors que j’avais la chance d’avoir encore une maison immense - pour l’instant - un boulot au chaud, et la capacité à voyager et à aimer les Expressionnistes allemands. J’ai aussi vu Guernica, et j’ai raconté à la femme qui m’accompagnait la fameuse anecdote de l’officier allemand reçu par Picasso à Paris dans son atelier. L’officier, à propos de Guernica, lui aurait demandé : "C’est vous qui avez fait cela ? " Et Picasso de répondre : "Non, c’est vous". J’ai repensé à tout cela en passant à la boulangerie. Il n’y avait pas de mendiant devant. Mais je me suis dit que quelqu’un pourrait me poser la question sur les punks à chiens et les vagabonds. C’est vous qui avez fait cela ? Et je n’aurais sans doute aucun mal à dire que je n’y suis pour rien, et que ça n’est la faute à personne.

J’ai l’impression que le monde glisse sur l’absence de responsables. Personne n’y est pour rien et l’on se renvoie la balle. Et pourtant, quelque part, quelqu’un a pris une décision qui en a entraîné une autre et laissé ce type à la rue avec son chien.

La boulangère n’était pas aimable mais le pain était bon. Les propriétaires du bar m’avaient gardé du marc de café pour le compost. La chatte était heureuse de me revoir et l’un des cochons d’Inde est mort d’une tumeur du groin, tumeur que je souhaitais tant à plein d’autres, soi-disant plus humains. Mais le temps viendra. Alors, peut-être, un clodo dans la dèche se mettra à peindre comme les expressionnistes allemands, notre après-guerre à nous, en espérant n’avoir nul besoin du préambule guerrier pour voir jaillir quelques couleurs.

Mais je divague.

Et la vague, je l’attends aussi, hélas.