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Parce que Gabriella est morte

jeudi 17 décembre 2015, par Grosse Fatigue

Je ne sais plus comment s’écrit son nom. Deux L, un seul, un accent, je ne sais pas. En y pensant, je m’aperçois que je ne l’ai jamais su. Normalement - parce qu’il y a une norme - il faudrait ne pas dévoiler la fin dans le titre. J’ai vu la Guerre des étoiles hier soir et je ne dirais rien. Bien sûr, il y a des choses qui ne vont pas dans le casting, mais je ne dirais rien. J’y retourne en français dimanche. Il ne faut rien dire.

Pour Gabriella, c’est plus compliqué. Elle est morte et je viens tout juste de l’apprendre. Voilà pourquoi je n’avais aucune réponse d’elle depuis six mois ou un an ou même peut-être deux. Les années se suivent et se ressemblent, c’est encore Noël et je crois être capable d’envisager l’accélération du temps jusqu’à ma mort d’ici peut-être vingt ans, vingt Noël, et je ne suis pas sûr que Gabriella ait fait autrement.

Gabriella était coupée du monde. Je l’ai connue j’avais vingt ans je crois, et je l’ai revue en 1995, elle vivait à Paris, toujours seule et triste mais volontaire, et cette tristesse et cette volonté mêlées ne me disaient rien qui vaille, mais rien du tout. A vrai dire, j’ai toujours pensé qu’un soir après un film, à la séance de vingt-deux heures, elle passerait sur un pont et que plus jamais personne n’en entendrait parler. Elle ne s’aimait pas, mais pas du tout, et vivotait de studio en deux pièces, avec une philosophie de la vie mi-asiatique, mi-pragmatique, sans enthousiasme. Alors quand j’ai cherché son nom ce matin en me demandant ce qu’elle devenait, et que j’ai vu le nom de sa sœur, et l’horaire de la messe, et le lieu, et la date, bon. Google est parfois d’un terre-à-terre. ..

En écrivant tout cela dans le train, je ne sais pas quoi penser. Je ne sais pas comment elle est morte. L’heure est aux cancers, mais la solitude ferait plutôt tourner le vent vers le suicide.

La jeune femme assise en face de moi - enfin bon, non, c’est moi qui suis assis en face d’elle à cause de la prise - me regarde en souriant. Elle a vu que j’avais envie de la place près de la prise, me l’a proposée, et je suis maintenant à discuter avec elle. Elle est vraiment jolie et je pense qu’elle a l’âge de Gabriella quand je l’ai connue, elle étudie le droit elle aussi, on parle de common low et de droit romain, et de tant de choses. C’est l’hiver mais elle dévoile son épaule gauche et ne sait pas plus que l’étudiante d’hier à quel point je n’ai qu’une envie amère depuis presque deux ans, celle de l’uchronie personnelle du retour en arrière. Rater sa vie sentimentale, ça n’est pas simple.

Je lui conseillerais bien de ne pas faire comme Gabriella. De ne pas vivre seule, d’avoir des amis et de l’enthousiasme, d’aimer la vie aussi bêtement que dans un livre idiot, genre Paolo Coelho. Mais c’est inutile, elle est enjouée et ouverte, je lui conseille trois films et deux livres, j’ai envie de la prendre dans mes bras pour la remercier, mais comment pourrait-elle comprendre qu’un type de l’âge de son père se sent mieux à son contact, comme un Serge Reggiani qui ne saurait pas chanter ? Deux jours de suite, deux jeunes femmes m’illuminent à l’heure d’hiver.

C’est triste mais c’est comme ça. Ce soir, je ne sais pas quoi faire en rentrant à la maison.