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Obésitude

mercredi 28 octobre 2015, par Grosse Fatigue

Le buffet chinois est peut-être une idée américaine. Avec les quatre enfants, avant d’entrer, nous prenons les paris : combien d’obèses à table ?

La petite avait dit sept, et elle avait raison. Comme d’habitude, elle se contentera d’un bol de riz à dix Euros et de rien d’autre, avec compensation par le grand-frère qui reprendra de la glace, alors que mon autre fille est malade et s’écroule à table. Le petit nous raconte des histoires de super-reptiles, inspiré par la décoration kitschissime des Chinois d’ici, à croire que la Chine entière a inventé le mauvais goût à l’américaine.

Puis l’on observe notre voisin. C’est un homme seul qui ne lit rien. Il regarde au loin, puis regarde son assiette, puis ne regarde plus rien. Il doit peser cent-trente kilos de solitude. Les enfants le regardent puis me regardent puis se taisent. Non pas parce qu’il est énorme. Ils sont sept. Mais parce que, contrairement aux préceptes de mon père leur grand-père, le monsieur énorme ne finit pas son assiette. Il a repoussé celle qui contenait la moitié d’un rouleau de printemps en automne, trois nems entamés, de la salade en décor, et quelques mets japonais pâteux. Pour un homme d’autrefois, c’est un déjeuner complet. Pour un obèse d’aujourd’hui, c’est un carburant à volonté, comme le buffet, comme ce dont on manque parfois - enfin moi, j’en manque - dans les moments de mélancolie. Notre voisin entame alors une autre assiette, débordante de variété, de raviolis et de riz, de porc laqué et que sais-je encore.... Je suis moins certain du plaisir que lui procurent les mets en question que de la question qu’il nous pose à nous, les enfants. Ceux-là me questionnent du regard quand le serveur prolétaire de race blanche à la Morano le désigne du doigt à l’une des employées chinoises, laquelle part en cuisine chercher un costaud inconnu, vêtu comme un cuisinier. Celui-ci reviendra au moment du dessert, en constatant que les assiettes précédentes ne sont qu’entamées, et que, franchement, y’en a marre. Il demande au monsieur trop gros de ne plus revenir. Car ça n’est pas la première fois. On lui a déjà dit. Il ne faut pas gâcher. Il faut en prendre moins. Mais il a les yeux plus gros que le ventre, et ça n’est pas peu dire, si l’on peut dire, enfin bon : si l’on peut dire "peu", proportions batracien j’imagine, des yeux énormes, et vides, et cette incapacité d’envisager le gâchis puisque le buffet est gratuit, et que l’on peut bien faire ce que l’on veut puisque l’on paye, et que c’est légal.

Aujourd’hui : la liberté.

Le monsieur obèse se lève et jure qu’il reviendra, parce qu’il en a le droit.

"Papa, il a vraiment le droit de faire ça ? "

Je réponds que le problème, c’est de se sentir tout-permis, et que c’est sans doute le seul endroit au monde où cet étrange monsieur, comme ceux qui lui ressemblent, se sent enfin libre.

"C’est pas drôle papa ? "

Non, ça n’est pas drôle. C’est comme ça.