GROSSE FATIGUE cause toujours....

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Tableau blanc

mercredi 7 octobre 2015, par Grosse Fatigue

En arrivant à la fac du centre-ville ce matin, j’ai demandé à la grosse dame toujours assise au même endroit mes feutres bleus et noirs et rouges. Elle m’a répondu que je ne la reverrai pas parce qu’elle part à la retraite. J’ai insisté pour les feutres.

- "C’est qu’on en a plus !

- Ah, c’est à cause des coupes budgétaires ?

- Ah non : c’est que ça ne sert plus à rien. On n’a plus de tableau blanc non plus. On a demandé à tous les enseignants même les vacataires de faire un cours en ligne avec un Powerpoint™ et des tas de vidéos. C’est ça qu’ils veulent les jeunes maintenant.

- Mais je n’ai rien fait de tout ça !
- Alors je vous plains : y’a plus de tableau de toutes façons.
- Plus de tableau
- Mais personne ne les utilisait !
- Vous êtes sûre madame ?
- Aussi sûre que je pars à la retraite !
- Vous voulez dire qu’il n’y a ni feutre, ni tableau ?
- Exactement ! Juste un écran et un projecteur sur lequel vous connectez votre tablette portable en wifi.
- Mais je n’ai pas de tablette portable !
- Ne vous inquiétez pas, il n’y a pas de wifi non plus !
- Mais je fais comment ?
- Il faut brancher votre câble.
- Mais sur quoi ?
- Ben sur le rétroprojecteur !
- Ah mais ça j’ai compris, mais qu’est-ce que je mets à l’autre bout ?
- Ben une tablette !
- Mais je vous dis que je n’en ai pas !
- Ben un ordinateur !
- Je ne l’ai pas amené !
- Ben vot’téléphone ! Vous avez bien un téléphone, non ?
- Si, mais je ne l’ai pas amené : j’ai cours !
- Ah. C’est dommage : vous auriez dû, les étudiants adorent les téléphones portables.
- Oui, je sais, j’ai l’habitude.
- C’est qu’en plus, là...
- Là quoi ?
- Ben, il est neuf heures du matin...
- Et alors ?
- Et alors : y’a pas d’étudiant non plus !
- Pardon ?
- Ben oui. Ils sont encore au lit avec leurs tablettes...
- Je ne comprends plus rien.
- C’est la pédagogie nouvelle. Moi, je m’en moque, je pars à la retraite ce soir. Mais les profs sont surpris, surtout ceux de votre âge. Comme on n’a plus de place à l’université, on leur dit de rester chez eux pour ceux qui le veulent.
- Mais il n’y a pas du tout d’étudiant en salle ?
- Oh si, il doit y avoir les étrangers : ils comprennent rien à ce qu’on leur a dit. Et puis, s’ils regardaient les cours à distance, ils n’auraient jamais eu envie de venir...
- Il y en a combien ?
- Trois ou quatre.
- Ils parlent français ?
- Non.
- Mais pourquoi sont-ils là ?
- Je ne sais pas.
- Je vais les voir ?
- Si vous voulez. Sinon, vous ne serez pas payé."

En rentrant dans la salle de cours au dernier étage, pas de tableau, pas de feutre. Deux étudiantes voilées au fond de la salle, en train d’acheter de la joaillerie de luxe sur internet. Au premier rang, un Anglais roux.

That’s all folks.

Je leur demande s’ils veulent que je reste.

Ils me répondent : pour quoi faire ?

Pour faire cours ?

Ils n’ont pas l’air emballés. Ils quittent la salle d’un seul bond. En me remerciant.

J’ai dormi trois heures ce matin. La nouvelle pédagogie, c’est l’avenir. Il faut leur plaire, il faut les séduire. Et la technologie est là. J’ai l’impression d’être un Luddite, un Canut. Un moins que rien.

Allô ? Allô ?