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Comme tout le monde

lundi 5 octobre 2015, par Grosse Fatigue

Nous avons regardé la gare de Cannes sous la boue avec les enfants dimanche midi à la télévision. Je me souviens de la gare de Cannes l’année dernière à Noël, quand l’ex-femme de ma vie était descendue du train avant de passer une semaine auprès de moi, je ne sais plus très bien pourquoi, j’avais accepté sa proposition de partir tous les deux, loin, pour je ne sais quoi, non, je ne me souviens pas ce que nous avons pu faire là-bas, elle qui m’avait quitté depuis si longtemps déjà pour un pauvre type. Je me souviens du départ de la gare de Cannes, et j’ai découvert dans mon ordinateur une photo de nous dans le TGV du retour, qui sera à jamais la dernière photo de nous. Elle était belle, avait de grands yeux et était un peu à moi, comme si l’on pouvait être à quelqu’un, mais oui bien sûr : se bercer d’illusions. J’ai cliqué sur la croix pour fermer cette mauvaise publicité d’un film à la fin ratée, en me disant que je n’arrivais pas à échapper à cela : la banalité. Elle sur la photo, sa peau brune et sublime, moi ma peau blanche. Je me suis souvenu alors de la photo étrange que cachait Mick mon ami métis de terminale, sous le poster de Jimmy Hendrix auquel il ressemblait vaguement, bien qu’il jouait sur une Squier™ made in Japan et sans doute beaucoup moins bien... Sur cette photo, il y avait son père camerounais et sa mère norvégienne, heureux et souriants. Et je voyais mon ami du haut de ses dix-huit ans, plutôt à la dure à fumer des pétards, un type un peu voyou, un peu sûr de lui, je l’ai vu je le jure fondre neige au soleil quand je suis tombé sur la photo de ses parents, séparés depuis longtemps, depuis toujours.

Je me suis alors demandé combien de temps mes enfants allaient vivre cette déchirure, et j’ai compris que les déchirures duraient aussi longtemps que les failles de San Andréas dans toutes les Californie du monde entier. J’ai à nouveau eu honte de moi. J’espère n’y être pour rien. Mes amis m’ont prévenu : tu as fait de ton mieux pour la garder, pour la faire revenir, pour l’alerter. Il n’y a rien à faire. Elle ne t’aimait pas.

Tu le copieras cent fois. Il faut que ça rentre.

J’en concluais sans bravoure que j’étais vraiment comme tout le monde. Un ancien collègue m’annonce le même voyage ce matin, et une autre aussi. La banalisation de ce genre d’histoire n’intéresse personne, sauf quand il y a des morts sous la gare de Cannes ou de Mandelieu ou de Nice, des morts dans des parkings souterrains, de ces gens plus attachés à leurs bagnoles qu’aux femmes de leurs vies, qu’aux hommes de leurs vies. Moi, les bagnoles....

Hier soir, je suis allé chercher ma carte vitale chez la mère de mes enfants. Elle a ouvert la fenêtre de son rez-de-chaussée. Elle ne me parle plus du tout. Elle est vexée. Comme je la comprends. Je lui ai balancé le dixième de ce qu’elle m’a balancé... Ça heurte, bien sûr. Elle habite dans une rue perpendiculaire et j’ai toujours détesté les rues perpendiculaires car personne ne s’y promène, on y dort derrière des murs gris. Elle a décidé de ne plus me parler parce que je lui ai rendu la monnaie de sa pièce et que j’en ai fini de ses humiliations. Je suis à nouveau debout et ça va aller. Il y avait mon fils derrière elle. J’ai pris ma carte et je l’ai embrassé, lui. Il ne joue pas de guitare. Mais peut-être qu’un jour, dans quelques années, un autre moi-même de ses amis à lui demandera à quoi correspond cette photo de nous, de ce que nous étions, elle et moi, ces deux silences installés en guerre, pour peu qu’il fouille en mon absence ces dizaines de boîtes cachant un joli passé révolu. Car des photos de nous, il y en a des centaines : c’était mon passe-temps, et le mot est lourd de sens à qui sait l’écouter.

Je n’ai rien pu faire.

Je ne sais pas ce qu’il répondra. Mais j’avoue : j’aurais aimé éviter.