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Quitter les lieux

mardi 8 septembre 2015, par Grosse Fatigue

Ce soir chez une amie au bord de la mer. Septembre nous fait comprendre à quel point la vie est courte. Le vent marin fait disparaître les dernières lueurs du temps à venir. Il n’est pas nécessaire de se connecter ou d’allumer la télévision. Le coucher de soleil est invisible derrière des villas trop neuves à l’ouest. Nous buvons un vin blanc sans entrain. Elle sait comme moi ce qu’il nous reste à vivre. Elle l’a déjà vécu. Le père de sa fille va se remarier. Il y a des points finaux dans la gueule qui se perdent comme au loin les illusions des bateaux de pêche.

Et puis je me suis souvenu de ces moments où l’on quitte les lieux. J’espère ne pas quitter la maison où mes enfants vivent maintenant une semaine sur deux, et qui m’accompagne en silence le reste du temps avec la chatte et les cochons d’Inde. Mais sait-on jamais. Je repense à cette chanson de Sting. There were rooms of forgiveness... Dans cette maison partagée que j’ai refaite en partie, je voyais mon avenir tranquille et le potager des enfants grandir à son gré. Il faut quitter les lieux.

Je sais ce soir que c’est définitivement fini. Elle ne reviendra jamais.

Je revois les Îles Eoliennes, et les maisons dans le vent du sud et le soleil haut. Nous quittions le port pour aller ailleurs. A chaque port quitté, je me disais que je ne reviendrais jamais. Il m’arriva la même chose quelques années avant, à Los Angeles, quand il fallut quitter l’appartement où Starsky et Hutch avaient sans doute coincé un dealer un peu de travers. Quitter les lieux, les voir vides, ne plus comprendre leur parfum ni leur odeur, s’apercevoir que les photos ne sont plus là, et que le lieu n’est rien sans nos mouvements incertains, ces mouvements qui nous bercent comme les vagues en été, pendant la sieste. J’ai compris ce soir - peu importe pourquoi - qu’elle ne reviendrait pas, qu’il fallait envisager définitivement une autre vie, bien plus jolie, bien meilleure, avec des enfants heureux dans d’autres lieux, avec d’autres visages.

Repeindre. Faire autrement.

Je revois la poussière en partant, celle de l’appartement où elle m’a connu. Il était à moitié enterré, comme un vestige de l’ancien niveau de la ville au moyen-âge. Des poutres noires et dures soutenaient le plafond, j’avais aménagé une bibliothèque avec des planches et des briques, et la cour nous appartenait avec quelques amis. Mon fils y est né ou presque. J’avais planté dans le sol dur un saule tortueux et, les jours où je me suis hasardé à mon ancienne adresse, j’ai pu voir que l’idée était bonne : il mesurait plus de trois mètres. L’arbre avait comme balayé le blanc minéral du mur à l’est. Elle m’a avoué il n’y a pas si longtemps qu’elle avait aimé mon ancien appartement. A quoi bon ?

Il en fut de même pour la maison de mon enfance. Une fois mon père mort, mon frère la racheta, la retapa, puis la vendit. Il fallait partir. Le dernier pas en sortant, je m’en souviens encore. J’ai essayé d’y laisser une partie de mon âme et j’espère bien y retourner après ma mort, pour y vivre encore, dans le jardin joyeux des années soixante-dix, quand les filles en jupe tergal nous faisaient déjà du mal mais pas trop longtemps. C’était bien les filles quand on était petit. C’était juste des mystères attirants mais on n’avait pas à vivre avec, ça piquait juste un peu mais pas trop.

Dans la maison de vacances à Biarritz, le dernier jour d’une location renouvelée plusieurs fois, il y avait cette odeur de crème solaire et d’oubli. Nous oublions toujours quelque chose. Les brassards du petit, un maillot de bain, une pelle en plastique, où sont les clés. Je pensais y revenir en famille, y revoir mon frère, inviter un couple d’amis qui y vivent. La propriétaire habitait Paris, un étudiant y louait un studio contigu dans lequel il passait de la techno à longueur de soirée. Le vent marin détruisait les grilles des maisons océanes dans cet élan balnéaire qui mène lentement à l’anéantissement, malgré la peinture verte que d’autres propriétaires s’évertuaient à imposer, comme un sparadrap dérisoire sur les genoux des enfants avec leurs pelles et leurs seaux.

Il faut savoir partir, se taire, disparaître.

Je vais maintenant m’y employer.