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Faire corps

samedi 11 juillet 2015, par Grosse Fatigue

Faire corps. Je n’y arrive pas. Faire corps : c’est quelque chose. Je viens d’écouter Summertime. La chanteuse fait corps avec elle-même. Je la crois barrée, c’est-à-dire partie très loin. Elle fait corps avec la musique, comme tous les grands danseurs, avec ou sans instrument. Il faut se laisser aller, se laisser habiter, accepter de ne plus penser, de ne plus réfléchir, faire corps pour donner corps à cette forme d’art sans artifice, j’imagine que Van Gogh faisait corps aussi. J’imagine qu’il se sentait même trop encombré, qu’il s’est coupé l’oreille pour entendre moins et mieux voir, ce que Ray Charles a fait à l’envers, mais pas exprès, toujours la même chose : faire corps.

J’aimerais faire corps.

Derrière ma batterie, j’y arrive rarement. Je suis encombré par le souci technique. J’y pense. Il est rare que j’arrête de penser. Il faut tout le temps que je me pose la question. Il suffirait de faire corps mais ça m’encombre. On voit cela aussi chez les sportifs. Se laisser aller. J’aimerais savoir nager comme on sait nager. Surfer comme les surfers qui ne pensent qu’à ça et qui n’ont pas ma sympathie. C’est pas une vie de vivre sa vie à surfer. C’est superficiel : il faut revenir au pragmatisme des gens qui ne font pas corps. L’accoutrement des hommes d’affaires en est la preuve. Leur corps inutile caché derrière l’uniforme.

Je hais les surfers. Pourquoi eux et pas moi ?

Et les danseurs ? Ah non. Pas les danseurs. Les vrais, les noueux, les tortueux, ceux qui font corps. On dirait presque qu’ils n’ont jamais appris. Voilà le pire. Tout faire comme si c’était naturel, inné, normal, intérieur. Dessiner d’un trait et d’un seul la simplicité d’un visage sans pour autant faire pauvre. Faire simple sans faire pauvre. Faire corps. On devrait nous y aider. Peut-être la gymnastique à la maternelle. Ou la musique le plus tôt possible. Apprendre à s’effacer. C’est la même chose. Ne plus réfléchir.

Dessiner. Dessiner comme un enfant : pourquoi arrête-t-on ? Et quand ? Qui nous propose de faire autre chose que dessiner ? Et si grandir, c’était justement ça : ne plus faire corps.

J’imagine que les écrivains font la même chose. Derrière la structure le plan, il faut quand même cracher. Quand je vois la tête d’Ellroy, ce type est habité. Sans doute par le pire. Mais on sent bien que tout y passe. Il n’écrit pas qu’avec les doigts.

Je vais insister un peu. Il y a ce solo de batterie. Je n’aime pas en faire. Ne faisant pas corps, j’ai peur de tomber du train. Le solo de batterie, c’est la faille de San Andreas dans les séries B du même nom : un tremblement de terre. C’est une sacrée prise de risque : il faut se mettre tout nu et même pas peur. Même pas peur !

Il ne s’agit pas d’avoir des choses à dire : il faut les laisser sortir. C’est tellurique. Boum. Et voilà.

Il faut exhiber sa pudeur. L’intérieur. Montrer son âme. Tomber le masque.

Ce qui fait beaucoup.