GROSSE FATIGUE cause toujours....

Accueil > Généalogie du dégoût > Une ville standard

Une ville standard

mardi 16 juin 2015, par Grosse Fatigue

J’ai vu Toulouse et Bordeaux puis Lyon. Je connais Nantes et Barcelone. Seule Rome y échappe encore.

J’ai vu la standardisation à l’œuvre.

Marseille le Vieux Port.

A Lyon, il reste la Croix Rousse et la nostalgie ouvrière des Canuts. On en fait des labyrinthes pour touristes obèses. Et dans chaque ville de France, on plante une rue piétonne et des enseignes internationales. J’ai cherché à me perdre, je suis parti au hasard. J’avais fait la même chose à Quebec-city en 2008. Une ligne de bus, direction terminus et l’on verra bien. Je me suis perdu à Rome l’automne dernier de la même manière. Le monde est plein. Il est plein d’un même phénomène sans exotisme. Je me suis perdu à Lyon. Même banlieue, mêmes détritus. Je reconnais les pauvres que je distingue des riches à leurs tatouages, à leurs survêtements. On pourrait bien être à New-York que ce serait la même chose. Le monde rétrécit à vue d’œil. Il suffira d’attendre la fin des requins, la disparition totale de la nature résumée dans son nouveau titre de "bio-diversité" qui la réduit à un état comptable, pour atteindre enfin "l’homo-monotonie", la standardisation du monde et des comportements. Je suis sûr que les Chinois y viendront un jour, dès que les campagnes auront été coupées des villes par deux générations de chômeurs et quelques inondations catastrophiques.

Viendra un jour où les enfants n’auront plus à se plaindre des moustiques, et où le miel sera obtenu grâce à des drones. On posera des ruches sur les toits des centres-villes, où plus jamais on ne verra un bourdon. Nos trajets seront optimisés, nos vies aussi. Nous mourrons en paix dès la naissance : il n’y aura plus de hasard.

Les optimistes croient à l’optimisation de la vie, comme à celle d’un portefeuille boursier.

Dans la vieille ville de Lyon, j’ai regardé les touristes dont je faisais partie. Quelques magasins étranges survivaient et m’ont donné un peu d’espoir, dont une étrange jardinerie où des plantes carnivores dévoraient la devanture. J’aurais voulu y pousser quelques voyageuses adolescentes en shorts, pour les nourrir, et attendre ce jour béni où des plantes mutantes s’empareront de nous pour toujours... Rêve de science-fiction. Quand je dis "pour les nourrir", il s’agit de nourrir les plantes carnivores. Oui, je rêve d’un marchand de fleurs franchisé qui, de Hong-Kong à Londres et de New-York à Manille, pour parler comme Bernard Lavilliers, nous permettrait de voir disparaître des obèses comme on se débarrasse d’un surplus dans une morgue végétale et bio-dégradable. Tim Burton devrait me piquer l’idée, dès qu’il parlera le français cher à Jean D’Ormesson. Même si j’avoue que Jean d’Ormesson, ça fait chier.

Les villes standards appellent à la nostalgie propre. J’ai vu des photos d’Alain Delon jeune et barbu, et triste comme s’il s’était enfin reconnu. Il me disait rends-toi compte, voilà à quoi nous ressemblions autrefois, en argentique, grande ouverture et fond flou, disons au 85 mm à 2,8 peut-être, sur une pellicule Kodak™ Tri-X, la légendaire, la tolérante, celle à qui l’on pouvait tout demander. Quand mon vieil ami lyonnais m’a demandé si un jour enfin, j’allais devenir Cartier-Bresson, et que je lui ai montré mon compact numérique, il a ri de la plaisanterie. Pourtant, je fais de mon mieux. Et je partage avec des millions de gens identiques mes photos sur Facebook, oui j’ai honte. Brigitte Bardot avait le regard lointain dans une pharmacie. J’ai aimé ces deux rappels en noir & blanc au milieu de la nouvelle chaîne de fabrication des villes. Je sais que c’est bidon aussi, qu’il nous reste la saveur de quelques glaces et la naïveté des enfants.

Mais pas pour longtemps.