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Et alors ?

samedi 30 mai 2015, par Grosse Fatigue

Théoriquement elle vient les chercher aux alentours de 19H45 le vendredi soir. Mais je l’avais prévenue : les filles veulent rester avec papa, papa c’est moi, et merci de ne faire ni scandale ni esclandre parce que les filles ne veulent pas te voir, parce que nos propres filles te détestent, parce qu’il faut peut-être leur laisser du temps. Tu ne prendras que le petit dernier, j’emmène les filles et le plus grand au théâtre des lycéens, on a déjà vu la pièce hier soir et c’est si bien le théâtre des lycéens, et les filles de seize ans sont si belles et les garçons si maladroits, et ce soir, il y aura même des musiciens de mes amis à faire l’entracte, et ils m’ont même payé une bière à la fin puisqu’ils savaient que j’allais mal et que l’on ne s’était pas vu depuis janvier la tourmente.

Elle est venue dans le jardin. Je lui ai donné un sac en papier avec des papiers dedans, ceux que je devais signer pour la maison, la renégociation des prêts à la baisse. Elle me remercie comme si de rien n’était. Je précise que je n’ai pas signé. A la guerre comme à la guerre. Elle me demande pourquoi. Je réponds qu’elle a déposé plainte pour coups et blessures contre moi... Elle m’écrase d’un côté, et me demande de l’aide de l’autre. Coups et blessures... Passons.

Elle insiste auprès des filles. Les filles en rient. Le ton monte.

Je propose de dépayser la querelle dans la rue. Je ferme le portillon. Elle me prend de haut. J’ai aimé cette femme pendant dix-sept ans. Hier soir, l’un des musiciens m’a parlé du divorce de ses parents, et du fait qu’il a dû soutenir son père du haut de ses onze ans pour qu’il ne se jette pas chaque soir du haut du balcon. Comme la plupart de mes amis, il me précise qu’à la fin, ce sont les gentils qui gagnent.

Je lui parle. Je lui rappelle entre autres les écrits abjects de l’homme de sa vie, qui se moque de mes origines sociales. Elle en rit et me propose de relire la chose. Je la regarde, je sais qu’elle est folle. Et je sais que des milliers de gens ont eu cette sensation un jour, face à l’autre, de la folie. Car ce qui est écrit est écrit. Mais il n’y a rien à faire. Elle est même allée jusqu’à voir mes plus vieux amis. Je lui ai demandé de laisser mes amis, de conserver les siens. Elle rit.

Elle insiste à nouveau auprès des filles. La plus grande lui dit de partir et que ça va bien comme ça, elle lui dit va-t-en et lui fait la bise. Elle lui dit dimanche le plus tard possible. Elle lui dit qu’elle déteste sa mère. Je suis sorti de mon corps et je regarde la scène d’en-haut, l’herbe du jardin et les marguerites au loin, les coquelicots et le lapin, les transats et la chance que nous avions. Je sors de mon corps et je vois cette famille comme les miroirs brisés. Ravissant.

Je tente une dernière chose. Je tente ce que je peux.
Je lui dis que l’abjection est si grande et que l’impardonnable est si impardonnable, que cela va durer une vie entière, le reste de ma vie. Il y aura des enfants avec des diplômes, des récompenses, des admissions, des succès, des mariages peut-être (pitié pas ça !), des enfants (nous sommes déjà trop nombreux), des accidents et des lits d’hôpitaux. Et chaque fois que je serais obligé de la voir encore, chaque fois je me souviendrais de ce qu’elle m’a fait lire, de ce qu’elle m’a dit, de l’horreur absolue. Chaque fois je me dirais qu’elle a détruit ce que nous étions même si nous n’étions pas, et qu’elle l’a fait dans la joie totale et surtout, inutile, de l’immonde. J’essaye de lui expliquer que les enfants conserveront cette trace pour toujours. Qu’il était inutile de faire si mal. Elle me précise que ça n’est pas la guerre, même si elle a préféré que nous ayons chacun notre propre avocat.

Je lui reparle des enfants : ils verront toujours leurs parents dans cette haine terrible.

Elle me répond : "Et alors ?"