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Retrouver le sommeil : Stalingrad

mardi 5 mai 2015, par Grosse Fatigue

Je ne dors plus. Depuis Noël. Le plus grand a dit à l’époque : "C’est le dernier Noël en famille". Et je n’ai pas dormi depuis. Du moins pas normalement. Je rêvais de dormir jusqu’à la mort. Maintenant, je rêve de dormir. Car il y a un univers en moi, un pays des merveilles, une cartographie des rêves, qui s’est bâtie depuis mon premier cauchemar.

Mon premier souvenir est un cauchemar. Mes parents me perdent en forêt. Le coffre de la Citroën ID break se referme. Dans la forêt sombre, l’angoisse me prend, une force invisible tente de me tuer. Un tourbillon. Des hommes s’approchent, ils me veulent du mal. Je m’en souviens très bien. Et pourtant, ce n’était qu’un cauchemar. On se souvient de songes plus sûrement que du passé, parfois.

Depuis, je sais qu’un monde s’est créé de nuit, et qu’il est peuplé des gens du passé. Parfois, quand il me prend des élans mystiques, j’imagine que ce pays-là est ce qui nous restera après la mort. Une vérité immatérielle, flottant au-dessus du temps, mélangeant les souvenirs et les rêves. J’ai même l’impression que nos vies ne sont plus faites que de cette digestion nocturne. Parfois, un rêve me poursuit le jour, pour peu que je me sois réveillé trop tôt, et que son souvenir soit suffisamment présent, pour perturber le déroulement de ce jour. Ce soir, je sais que des rêves vont venir, des rêves effrayants. Je sais que la femme que j’aimais va revenir en songe refaire son petit numéro, son pas de danse. Je tenterais à nouveau de la garder, en regardant les enfants pleurer, mais elle continuera à en rire, à partir, et rien n’y fera. L’homme qui l’a prise et m’a regardé en riant viendra discuter avec moi. Sinistre et lugubre, il m’offrira des cacahuètes et son absurdité. Il faudra que je le tue.

Si l’on dit que le sommeil est réparateur, les rêves ont, dans leurs répétitions, un aspect morbide dont j’aimerais me passer. Les rêves rythment mes échecs. Mes songes me reprochent mes mauvais choix.

J’aimerais que nos rêves se mélangent. Les miens et les siens. Et j’aimerais qu’elle en souffre en silence, avant de regarder l’heure sur le cadran du réveil : 3h39 en lettres digitales. Mais les rêves ne se mélangent pas. Je voudrais tant prendre le contrôle de mes rêves. Mais ça n’arrive jamais.

Je voudrais ne plus jamais rêver.

Mon univers nocturne est fait de paysages étranges. D’anciens canaux apparaissent, dans cette partie du pays où les fleuves ne sont pas navigables. Des villages des bords de Loire deviennent de grands ports peuplés de péniches et de quais chargés de marchandises. Je revis un passé mort avant ma naissance. Et je vois des écluses imaginaires de l’avant-guerre d’une guerre inconnue. Parfois, mon ancienne ville est protégée par des blockhaus, et les façades sont criblées de balles. Mais très souvent, je visite des maisons, les maisons imaginaires, celles que l’on attend pour y nicher des enfants, avec de nombreux travaux, un bassin et des poissons, même si le bassin est vide, et les poissons morts. Certains rêves n’ont aucun sens. D’autres sont les illustrations fantaisistes du temps où.

Nous étions des amis dans la même cour. Nous n’avions pas d’enfant. Nous n’avions pas d’ambition. Nous buvions des cafés sur ma terrasse. Ce n’est jamais la même terrasse et les rêves ne permettent pas de savourer le café. Ce ne sont que des visions. A d’autres moments de la nuit, surgit en Super-8 au pas saccadé le jardin de mon enfance, en beaucoup plus grand, avec des épées et des lampions la nuit, des chauve-souris et des bombardements d’hirondelles dans des crépuscules estivaux. J’essaye souvent d’appeler ces rêves de mes vœux. Mais les rêves ne sont pas obéissants. Il n’y a rien à faire. Il faudrait inventer un moyen de dompter les rêves, et le commercialiser. J’y pense. Mais cela m’épuise. Et le commerce est la ruine des rêves des hommes de bonne volonté.

J’avoue que j’ai peur du sommeil. Voilà peut-être la raison de cette incapacité à m’endormir. Je regarde sur ce même écran un documentaire sur Stalingrad, en haut à droite. Je viens me noyer dans la Seconde Guerre Mondiale, que j’ai gagnée plusieurs fois. Comme les photos cachées, les rêves découvrent les morts d’autrefois, et ceux-là me parlent en se moquant. Que fais-tu encore là ? Le présent et la réalité semblent alors eux aussi condamnés à l’impuissance qui m’emporte. Les choix du passé, les gens du passé, tout ce qui a disparu revient en riant. Il y a de l’inconscient et du délire, et des choses très simples à se reprocher. Les rêves sont mon tribunal intime : pourquoi as-tu fait cela ? Et le procureur nocturne me repose la même question. Les songes en vieillissant sont des constellations agrégées, reconstituant le passé avec accusations. Je vais rester méfiant.